lundi 21 décembre 2009

Allah n’est pas obligé, adapté au théâtre

Allah n’est pas obligé, l’avant dernier roman de l'écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma (1927-2003) est joué sur la scène du Lucernaire (Paris 6e). Une adaptation un brin décevante qui ne doit pas rebuter de la lecture de l’excellent roman sur les enfants-soldats.

On aime le Lucernaire, sa vieille rue pavée qui habille une usine désaffectée (de fabrication de chalumeaux), son bar où traînent jeunes lycéens avec chemises à col et barman à la cool, ses livres de l’Harmattan -le propriétaire des lieux- que vend, perdu entre le restaurant et les caisses, un sympathique monsieur, ses minuscules salles de spectacles auxquelles on accède par des escaliers en colimaçon qui craquent sous les pieds des retardataires honteux et où l’on admire des comédiens courageux qui vous transmettent avec trois fois rien, de la lumière et leur jeu, des textes d’hier et d’aujourd’hui.

Encore une fois, pour Allah n’est pas obligé, une farce carnassière, on a le nez sur les acteurs qui emplissent une salle quasi vide, seulement tapissée d’un long voile blanc, receptacle des vidéos projetées. Les deux comédiennes se font tour à tour porte parole de Birahima, un enfant soldat balloté dans « le bordel au carré » des guerres libériennes et sierra léonaises. Elles racontent avec la terrifiante candeur du roman les manches courtes et les manches longues, le dépeçage des corps et la joie de recevoir une kalache… Leur gestuelle et leurs grimaces enfantines répétitives sont souvent inutiles….: les litanies et ses expressions passées en boucle faisaient, à la lecture, respirer un texte dense et difficile émotionnellement tandis que les bouffoneries réitérées sur scène alourdissent un récit moins intelligible car forcément raccourci. Le théâtre avait déjà bien à faire avec 233 pages de guerres tribales africaines, 233 pages de « bordel au carré »...

On conseillera vivement la lecture du roman qui a reçu les prix Renaudot et Goncourt lycéen en 2000.

Allah n’est pas obligé, farce carnassière Jusqu’au 3 janvier 2010 au théâtre du Lucernaire, 1h10
Allah n’est pas obligé, Ahmadou Kourouma, Ed Seuil, 2000, 233 p

jeudi 17 décembre 2009

Le chant sous les bombes, à Leningrad


Le dernier ouvrage d’Andreï Makine, La vie d’un homme inconnu, est sorti en janvier dernier. Il est encore largement temps de le lire et d’écouter, entre les bruissements de la neige, cet amoureux qui susurre, timide, à l’oreille de la jeune fille à laquelle, dans cette descente en luge, il s’accroche «Je vous aime Nadenka ».

La vie d’un homme inconnu s’ouvre par cette scène Tchékovienne. « Dans un récit, coupez le début et la fin. C’est qu’on ment le plus » estimait Tchekhov… Effectivement, rien ne justifie, ici, cette scène du maître russe, cette scène que le narrateur, Choutov, rêve dans une brume de whisky et qu’il associe à une autre vision, celle d’une « silhouette tracée par le soleil d’automne sur la dorure des feuilles »… Exilé à Paris depuis des année, oublié comme un vieil écrivain raté dans son colombier qu’une jolie petite étudiante vient de quitter, Choutov décide de renouer avec le passé, avec cette Russie qu’il n’a pas vue depuis des années et avec cette femme, Iana, qui se baladait dans le jardin d’Eté.
Choutov rêve, en clown triste, puisque c’est quasiment cela que son nom signifie. A Saint Pétersbourg, il ne retrouve plus la poésie qu’il avait quittée, les dorures des feuilles et la lumière du soleil jouant sur les cheveux d’une femme. Au contraire, son pays est devenu un monde aplati sur lequel défilent marques, opinions et personnalités…
Les inutiles paroles sur la descente en luge et le silence du parc qui enrobait la femme, Choutov les retrouvera chez un homme encore plus oublié que lui, dans le récit des horreurs du blocus de Leningrad et des purges soviétiques, quand, dans un camp, une femme, « le visage tourné vers le lent ondoiement de la neige » contemplait son amant.
Et ce regard était aussi inutile que le vieux dans son lit, qu’un concert sur un champ de bataille, ou que le début du récit de Makine. Le grand maître russe se trompait donc. Son successeur ne pouvait rien enlever.

La vie d’un homme inconnu, Andreï Makine, Ed du seuil, janvier 2009, 292 p.

"Tout était là, dans un seul regard. Cette berge où ils avaient vu tant d'hommes mourir. Et la rivière, à présent lente et large comme un lac et dont la glace était alors rayée par le sang d'un blessé qui rampait vers les chanteurs." p 217

dimanche 22 novembre 2009

Honecker au 21ème siècle

Honecker est un Berlinois moyen, homme ordinaire, qui vit dans le cruel 21ème siècle, cela suffit au titre du nouveau roman de Jean-Yves Cendrey : Honecker 21. Pour le reste, une vingtaine de chapitres sera nécessaire pour nous faire sourire des malheurs d'un contemporain qui nous ressemble tant : un jeune Berlinois se sent de plus en plus traqué par la société de consommation, par sa femme plus cultivée que lui et qui va bientôt lui imposer un enfant. Il a soudain envie de reprendre sa vie en main, ce qui ne fera que mener à sa perte, même pas tragique.

La société de consommation, une société totalitaire
Le roman fait largement le portrait d’une société de consommation à la fois oppressante et en dehors de laquelle on ne peut pas vivre, la société dans laquelle vit Honecker est tout simplement totalitaire. Certes, ce qui est oppressant, c’est le confort dans lequel on est installé, ce que l’on nous oblige à faire c’est consommer en fréquentant un centre de remise en forme, en achetant de magnifiques machines à expresso, en conduisant des voitures blindées d’électronique… Pas de quoi se révolter ! C’est la démocratie (au 21ème siècle élargie à la consommation), la douce tyrannie qui prive progressivement des libertés décrite par Tocqueville au 19ème siècle !

La culture, ne faisant pas exception, entre en plein dans cette société de consommation. Turid est celle qui représente la terreur de la culture, celle qui dicte à son mari ce qu’il doit avoir vu et lu, ce à quoi il doit s’intéresser. Certes, le théâtre ou la littérature ont toujours été des marqueurs sociaux mais ils sont d'autant plus stigmatisants au 21ème siècle que la démocratie a rendu la culture accessible à tous. Tout le monde peut aller voir une pièce de théâtre, lire les classiques de la littérature allemande… Alors, si Honecker s’ennuie fermement, cela signifie qu’il est définitivement inintéressant.

Assurément les générations précédentes ont fait le lit d’une telle société en négligeant le lien familial. C’est le cas de Honecker : ses parents l’ont délaissé trop occupés à profiter de cette nouvelle société qui donnait accès à tout, qui permettait tout, y compris à une mère de ne pas éprouver l’amour filial. En manque de ce fondamental qui enracine tout être dans un milieu, Honecker a le vertige, cette société lui offre tout mais il ne sait quoi choisir. Cette société totalitaire lui annihile jusqu’à ses propres désirs, lui imposant ceux qui correspondent à ce qu’il doit être : avoir une machine à expresso hors de prix, habiter dans un immense appartement, voir telle pièce, lire tel livre.

Enfin, l’action du roman se situe à Berlin, capitale européenne, autrefois déchirée entre communisme et libéralisme. Mais force est de constater que cela aurait pu tout aussi bien se passer à Paris (Honecker 21 est définitivement un roman français !). C’est mesurer à quel point cette société de consommation est dictatoriale, car en plus d’être totalitaire socialement, elle l’est à un niveau géographique, la société de consommation est mondiale, en tout cas occidental.

Une vie vide de sens
Honecker travaille dans la téléphonie mobile, sa femme dans les médias. Ils sont un condensé de ce 21ème siècle où il faut pouvoir communiquer tout le temps, et même s’il n’y a pas grand-chose à dire comme le souligne, de manière agaçante il est vrai, un vieil acteur ami du couple. Ce personnage représente à la fois la critique de la société (un rôle depuis toujours tenu par l’art) et le fait qu’elle a été ingérée et digérée par notre société. C’est comme si l’art, la chose même qui réfléchissait sur la société et sur le sens de la vie, qui éventuellement donnait du sens, avait abdiqué en acceptant de faire partie de la « société du spectacle ». Dès lors, la seule posture tenable est le cynisme si bien manié par le vieil acteur.

Confortant chacun dans une certaine qualité de vie, privant chacun de la critique, la société de consommation creuse le vide intérieur. Chez Honecker, les crises de panique sont caractéristiques de ce sentiment de profond vide, une panique dans laquelle il s’engouffre finalement car elle le remplit justement : « ça faisait peur, et que plus il avait peur plus il se sentait revivre, et mieux il réagissait » (p.101). Le roman se déroule à un moment clé où Honecker décide de prendre sa vie en main. Ainsi il doit répondre aux questions qu’il esquive habituellement : « Le propre d’Honecker est d’éviter les questions qu’il multiplie devant lui comme des piquets de slalom propres à faire sinuer ce qu’il croit sa réflexion – mais qui s’assimile trop souvent à une acrobatique glissade sur la neige fondue. » (p.89). C’est ainsi qu’il se trouve dans un état d’indécision chronique, regrettant ce qu’il vient de faire, projetant ce qu’il aimerait faire. Ses sentiments sont aussi en proie à une cyclothymie qui, finalement, viendra à bout d’Honecker : il passe de la certitude de n’avoir que goûté à « l’illusion de la félicité amoureuse » (p.92) à celle d’aimer vraiment Turid et ne douter pas qu’il aimera son enfant. Finalement, il mesure combien il a mal vécu, n’ayant fait qu’imiter des façons de vivre.

Comment donner un sens propre à sa vie ?
Honecker ne semble pas avoir de désir propre, ses désirs sont dictés par la société de consommation, il s’apitoie d’être commun, même dans ses fantasmes sexuels. Il est frustré dans tous ses désirs. Il est ainsi la proie de pulsions qu’il a du mal à comprendre et qu’il fait aussitôt regretter. Il voudrait donner un sens à sa vie, ne plus se sentir le jouet de la société de consommation ou celui de Turid. Mais à quel genre de désir véritable la société de consommation fait-elle une place ?

Dans un premier temps, Honecker pense qu’en assouvissant ses désirs sexuels, en trompant Turid alors qu’il ne l’a jamais fait, il fera quelque chose par lui-même mais il déchante vite, comprenant que ses désirs sont de l’ordre de la pulsion et qu’ils n’ont rien d’original. Ce qui enlève du sens à ses désirs relève aussi du fait qu’il se rend compte qu’ils ne sont pas originaux, au sens où Honecker n’est pas unique : il a les mêmes biens de consommation, mais pire, il a les mêmes désirs. La société le considére comme un parmi tant d’autres, Honecker est à la recherche d’une reconnaissance et il ne la trouve qu’en volant une fleur en plastique dans un cimetière : « une distinction honorifique, celle de le faire exister, homme ignoré, homme dédaigné qu’il était, méprisé par son boss et tous les patapoufs de la terre, sans doute aussi par sa compagne sans doute hypocrite, et qui assurément le serait un jour par son propre enfant. » (p.90). Comme un prélude au désir de mort qui fleurit en lui.

Voulant devenir quelqu’un aux yeux de la société et aux yeux de Turid, et puisque réclamant de l’attention, il échoue à inspirer de l’admiration, il se dit qu’il pourrait bien tuer quelqu’un : « Inspirer de l’admiration ou de la répulsion, c’est du pareil au même. On est devenu quelqu’un, l’essentiel est là » (p.91). Mais là encore, n’est-ce pas la société de médias qui dicte un tel désir ? Celui de faire la une des journaux, une manière de devenir quelqu’un, peu importe qu’on nous admire ou que l’on fasse horreur ? Mais, et cela désespère encore plus Honecker, il pense manquer de courage, ne pas avoir les mains assez fortes pour tuer. Aussi, ne supportant plus de continuer à vivre dans un tel mépris de lui-même, ce désir de mort se reporte sur sa propre personne : « C’est douloureux de résister à une aussi folle envie de s’affoler » (p.11), une injonction répétée plus tard, une manière de voir que ce désir de perte s’est progressivement imposé tout au long du roman : « C’était douloureux de résister à une aussi folle envie de s’affoler, de s’écorcer, de tomber en poussière » (p.88).

Tout comme Grimmelshausen décrivait l’absurdité des Aventures de Simplicius Simplicissimus au 17ème siècle, Jean-Yves Cendrey relate celles non moins absurde, souvent drôles, mais aussi désespérantes de Honecker au 21ème siècle.

"Honecker 21" Jean-Yves Cendrey, Ates Sud, 18.50€

JMG Le Clézio, loin de tout et au cœur d’un essentiel

JMG Le Clézio n’est pas de ces écrivains qui traînent leurs guêtres sur les plateaux de télévision ou dans les studios non moins aveuglants de la radio. JMG Le Clézio habite le monde mais pas Paris, pressentant déjà les dangers que pouvaient représenter les stucs de cette littérature qui ne parle que d'elle : « A Paris, je crois que j’aurais mis plus de temps à m’apercevoir de l’inutilité des mondanités et du gaspillage d’énergie qu’elles représentent » (Le Monde 2, 29 novembre 2008). L’avouant : « je me suis toujours senti étranger dans notre monde occidental. » (Télérama, 12 décembre 2000), il parle pourtant de nous. Où est-il ?

Jean-Marie Gustave Le Clézio naît à Nice en 1940, ses parents sont issus d’une famille bretonne émigrée à l’île Maurice au XVIIIe siècle. Il se considère lui-même de culture mauricienne et de langue française : « culturellement je me sens mauricien, c’est-à-dire entre deux mondes, le développé et le pauvre. » (Le Monde 2, 29 novembre 2008). Dès 23 ans, il acquiert la reconnaisance du mlieu littéraire grâce à son premier roman, Le Procès-verbal. Il écrit ce livre, la guerre d’Algérie n’est pas finie et plane sur les jeunes gens la menace de faire partie du contingent ; en même temps, règne en France un racisme anti-arabe : « Pour ma part, je crois qu’à compter de cette date j’ai cessé, dans ma tête ou pour de vrai, de vivre en France. » (Le Point, 26 janvier 2006). Son premier roman est couronné par le prix Renaudot en 1963.

La tentation ethnographique
Loin de l’Algérie, il effectue son service militaire au Mexique où il doit participer à l’organisation de la bibliothèque de l'Institut français d’Amérique latine (IFAL). C’est là qu’on lui parle du golfe de Darién, au Panama, un endroit étonnant, entièrement coupé de la civilisation occidentale ; il s’y rend, conduit par un Indien qui parle espagnol. Le Clézio est alors tenté par l’ethnologie, il avait rencontré plusieurs fois Lévi-Strauss. Il s’installe avec les Indiens, les Emberas, apprend leur langue, se conforme à leurs habitudes. Il vit avec eux durant quatre ans, de 1970 à 1974. A ce moment-là, l’écrivain n’éprouve plus le besoin d’écrire, « je ne voulais rien dire de tout ce que je vivais là, rien en tirer littérairement. Je voulais que ce soit une expérience d’avant le langage… Mais je suis un écrivain invétéré. Au bout de quelques temps, j’ai eu envie d’en sortir. » (Télérama, 12 décembre 2000).

En 1977, Le Clézio publie une traduction des Prophéties du Chilam Balam, ouvrage mythologique maya. Plus tard, dans les années 2000, son intérêt pour les cultures éloignées se focalise sur la Corée dont il étudie l’histoire, la mythologie et les rites chamaniques : « La culture occidentale est devenue trop monolithique (…) Toute la partie impénétrable de l’être humain est occultée au nom du rationalisme. C’est cette prise de conscience qui m’a poussé vers d’autres civilisations. » (Entretien avec JMG Le Clézio, diplomatie.gouv.fr)

Ainsi, si ses premiers romans l’avaient rapproché des recherches formalistes du Nouveau Roman, dès la fin des années 1960, ses publications, devenant plus personnelles, sont dominées par l’exploration de l’ailleurs et par les préoccupations écologiques (Terra Amata, Le Livre des fuites, La Guerre), et de plus en plus influencées par les voyages de l’auteur et son séjour chez les Indiens (Les Géants). Plus tard, dans les années 70, adoptant une écriture plus apaisée, les thèmes du voyage passe au premier plan (Désert).

Une oeuvre de contestation
La contestation est un caractère permanent de l’œuvre de Le Clézio. Après la dénonciation de la société urbaine et de sa brutalité dans les premières œuvres publiées, c’est une remise en cause plus générale du monde occidental qu’il élabore dans ses romans ultérieurs. Nourri par son expérience personnelle, Le Clézio dénonce ainsi la guerre cynique du monde mercantile (La Guerre), le scandale de l'exploitation des enfants (Hasard) et des cultures minoritaires. Cette révolte demeure sensible dans les romans plus populaires des années 1980 : haine de l’impérialisme colonial (Désert)... : « Nous vivons dans une époque troublée où nous sommes envahis par un chaos d’idées et d’images. Le rôle de la littérature aujourd’hui est peut-être de faire écho à ce chaos (…) Aujourd’hui, les écrivains ne peuvent que faire le constat de leur impuissance politique (…) La littérature contemporaine est une littérature du désespoir » (Entretien avec JMG Le Clézio, diplomatie.gouv.fr)




En octobre 2008, alors que paraît Ritournelle de la faim, son dernier roman inspiré par la figure de sa mère, il se voit décerner le prix Nobel de littérature en tant qu’« écrivain de nouveaux départs, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante ».


Eloge de la langue française
JMG Le Clézio est donc loin de la littérature française que l’on voit à la télévision, il a vécu loin avec sa famille, aux Etats-Unis, au Mexique… « Pourtant, ce que j’aime par-dessus tout, c’est écrire ne me servant de la langue française. » (Le Point, 26 janvier 2006).
En mars 2007, dans Le Monde, il est l’un des quarante-quatre signataires du manifeste « Pour une littérature-monde en français », qui invite à la reconnaissance d’une littérature de langue française qui ne relèguerait plus les auteurs dits « francophones » dans les marges ; et à retrouver le romanesque du roman en réhabilitant la fiction grâce notamment à l'apport d'une jeune génération d'écrivains sortis de « l’ère du soupçon. ». Dans un entretien paru en 2001, Le Clézio déplorait déjà que « l’institution littéraire française, héritière de la pensée dite universelle des Encyclopédistes, [ait] toujours eu la fâcheuse tendance de marginaliser toute pensée de l’ailleurs en la qualifiant d'"exotique" ». Lui-même se définit d'ailleurs comme un écrivain « français, donc francophone », et envisage la littérature romanesque comme étant « un bon moyen de comprendre le monde actuel. »

En 2002, se tenait à Beyrouth le 9ème sommet de la Francophonie, voilà ce que JMG Le Clézio déclarait à cette occasion : « La francophonie – la réalité qui existe sous ce vilain mot - , c’est la chance inouïe pour la langue française de se maintenir dans le monde comme une langue universelle (…) des vérités proclamées en 1789, de la proclamation de l’égalité et de la liberté, du Décret de la Convention abolissant l’esclavage, de la suppression des privilèges et l’affirmation de la laïcité. Ce formidable courant qui a su enthousiasmer des peuples et des cultures très différents a permis à la langue et à la pensée française de survivre (…) au scandale de la colonisation. » (Le Figaro, 17 octobre 2002)

vendredi 9 octobre 2009

L'héritage inconnu : "Oublier Emma" de Françoise Houdart

Y a-t-il tant de poupées dans le dernier livre de Françoise Houdart ? Les nombreuses histoires qui s’imbriquent et qui ont pour point commun une curieuse collectionneuse de poupées et un brocanteur chinant les histoires particulières des objets ne parlent-elles pas d’une seule poupée ? Celle justement qu’il vaudrait mieux oublier, le secret.

La poupée Emma traverse pas moins de trois générations, elle est le symbole d’un secret jamais dit, celui d’une première enfant morte et dont le père serait peut-être un soldat allemand. Ce secret si lourd, celui qui donne une tristesse inconnue, le même que celui de Philippe Grimbert, ne cesse de passer de mère en fille. Mais pourquoi la première d’entre elles, Mathilde ne vit pas seule son chagrin (celui d’avoir perdu une enfant, celui aussi d’un amour perdu) ? « Vais-je pouvoir me libérer, à travers toi, de cette part d’enfance alourdie du silence de ma mère, du regard de mon père ? (…) Ai-je le droit de léguer ce qui m’est resté incompris ? » (p.95)
L'on ne dit rien mais l'on donne en héritage la précieuse poupée Emma ; ainsi, la fille, sans connaître le secret en hérite : « Qui peut savoir que rien ne se perd, rien ne s’évade du corps vernissé d’une poupée, le corps lisse, hermétique d’une poupée ? Les couches de mémoire se superposent comme les âges de la terre depuis les premiers temps du monde. » (p.80).

Mais, ne nous y trompons pas, ce ne sont pas les objets qui nous hantent, les humains sont seuls à reporter leurs obsessions sur les jouets : quand la poupée Emma est volé, la tristesse reste. Le vol de la poupée Emma, son abandon temporaire par la petite fille sur un banc public est-il un acte manqué ? La volonté de ne pas supporter un secret ? Ce n’est pas d’éliminer la poupée Emma qui supprimera un héritage trop lourd ; enfoncer ses yeux aussi fixes qu’un secret de famille ne change rien.

Maria collectionne ainsi les poupées, qui sait ?, un jour peut-être elle retrouvera poupée Emma. Mais, en son for intérieur, elle sait la vanité de sa recherche, abandonnant tout au brocanteur, le gardien de l’histoire des objets. Les poupées de Maria iront alors rejoindre les obsessions d’autres : celle d’Emile à qui l’on a enlevé sa poupée alors que c’était la seule chose lui appartenant, Jeanne à qui l’on a enlevé son poupon noir…

Psychanalyse de la poupée
« Je suis l’ébauche d’une histoire qui recommence. » (p.122)
La poupée ne change pas, elle ne grandit pas, elle n’apprend pas à parler. Une poupée ne parle pas, elle n’a pas de « trous », ni ceux qui feront d’elle une femme, ni ceux qui lui permettent d’exprimer le chagrin, seule manière d’en faire le deuil : « Toute fermée. Tu n’es pas tout à fait achevée. Pas tout à fait comme une femme avec ton corps sans trou, ton corps bouché. » (p.186)
Elle est le jouet type de la petite fille, un miroir. Elle est aussi le symbole de l’enfance éternelle car jamais elle ne grandit ; c’est ce même phantasme qu’une mère assouvit en donnant naissance à une petite fille ; elle se retrouve alors, dès lors comment faire pour ne pas reporter ses pensées et ses traumatismes ? C’est aussi parce qu’une poupée ne grandit pas qu’elle peut symboliser les secrets et les traumatismes qui restent toujours. La poupée est l’éternelle enfance et l’éternel chagrin.
"Oublier Emma" Françoise Houdart, Luce Wilquin, 20€

jeudi 1 octobre 2009

Le Partage de midi de Claudel au théâtre de Marigny

Sous un soleil aveuglant, sur un bateau tanguant en route vers la Chine, trois hommes tournent autour d’une femme, Ysé : Amalric l’ex amant, Mésa, l’amoureux et Ciz le mari....enfin… lui ne tourne pas, ne pérore pas : il est sûr de son bon droit, Ysé est sienne, mariée elle ne peut lui échapper. Et puis elle l’aime, croit-il sans compter sur la verve du beau Mésa, le sentiment qu’à Ysé de sa jeunesse gâchée à enfanter et finalement, la puissance du désir de cette femme.


A qui aime Paul Claudel, ses envolées mystiques et lyriques, d’une poésie qui bien souvent semble se moquer d’elle-même, cette pièce est un enchantement, plus saisissant encore que Le Soulier de Satin (que la longueur ne permettait pas d'entrer dans la course) ou que L’Echange (pour ne parler que des pièces que je connais) : une tension mène l'œuvre de bout en bout et l’on s’imagine aisément Claudel écrire ce drame d’un seul trait, noyé dans la douleur de l'homme trahi. Car l’histoire de Mesa est bien la sienne, et Ysé est Rosalie Vetch, femme "interdite", épouse et mère de 4 enfants qu’il a rencontré sur un bateau en partance pour la Chine après s’être vu refusé son entrée dans les ordres par un bénédictin que les lecteurs du poète pourraient sans nul doute remercier.


Effectivement, Le Partage de Midi, dans sa première version (1905), celle que présente le théâtre de Marigny, fut écrit en quelques semaines dans l’urgence de se laver de cet amour malheureux et adultère qui fit scandale au consul de Fou-tcheou. Le texte fut diffusé sous le manteau à quelques initiés et Paul Claudel ne se résolut à le rendre public qu’après la Seconde guerre mondiale en ayant au préalable retouché Ysé sous un jour plus équitable et après s'être réconcilié avec la muse qui l’avait inspiré (Rosalie Vetch devenue Lintner à qui il versait une pension pour leur fille, Louise).


La mise en scène d’Yves Beaunesne (présentée avant Marigny à la Comédie française) rend à merveille, par sa simplicité, la tension qui traverse le texte de part en part faisant ainsi ressortir l’œuvre dans sa pureté originelle : un incroyable exercice de sublimation qui, en ce caractère-ci, rappelle les plus belles sculptures de Camille Claudel, L’âge mur ou La Valse. Qu’on ne se méprenne pas à la lecture de certaines critiques, la scène et les comédiens, plus que « dépouillés » sont « symbolisés » par quelques vêtements et objets qui font d'eux des figures quasi mythologiques qu’au final, seule la lumière semble réellement habiller.


Ce conte mythique, les acteurs l’habitent à merveille. Marina Hands qui suit les pas de sa mère dans ce rôle est géniale à incarner La Femme (celle voulue et désirée par Claudel, celle pour laquelle on entre en religion sans pour autant porter d’habit), Christian Gonon porte bien son cynisme d’époux et de colon, Hervé Pierre est un Amalric bouffonnant, subtile dans ses intonations, quant au bel Eric Ruf, l’on pourrait voir dans sa diction parfois incompréhensible une métaphore de la langue du personnage qu’il incarne véritablement, Paul Claudel, et l’on finit d’ailleurs par s'en convaincre lorsqu’il se transforme en homme rongé de désir, mettant dans son jeu toute la douloureuse torture que l’auteur avait du mettre dans son texte lors de l'écriture. A voir donc, très rapidement.


Au théâtre de Marigny jusqu’au 3 octobre, du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h. Jusqu’à 25 ans inclus, il est possible de se présenter une demi-heure (voir un peu plus) devant les caisses avec une carte d’identité afin d’acheter une place à 10 euros d’ailleurs pas forcément mal située. Métro Champs Elysées Clémenceau. Paris 8e. Environ 2 heures (?)


Marie Barral

mercredi 30 septembre 2009

Hommage à Nelly Arcan. Retour sur son dernier roman.

Le 24 septembre dernier, la sulfureuse auteure canadienne se suicide dans son appartement montréalais. En attendant que cette disparition prématurée ne fasse les choux gras de son éditeur (les épreuves de son dernier roman serait en cours de correction), retour sur son dernier roman, « A ciel ouvert », ses thèmes empreints de violence et de souffrance.

Un trio amoureux à Montréal : deux femmes se disputent un même homme. Julie, montréalaise trentenaire, scénariste, vient troubler la vie amoureuse et quelque peu perverse de Rose et Charles, respectivement styliste et photographe. Le narrateur remonte les pensées de chacun des trois personnages et donne progressivement au lecteur toutes les pièces de l’histoire menant à la mort de Charles, annoncée dès les premières pages. Tous ces personnages sont beaux : Rose et Charles travaillent dans le milieu de la mode, Julie veut y consacrer un documentaire. Mais cette beauté est cruelle et tyrannique : quelle souffrance pour Julie de se faire bronzer ! Et Rose va jusqu'à se refaire un sexe pour qu'il convienne à l'homme ! La beauté est purement esthétique : pour les femmes, c’est un nouveau pas vers le contrôle de leur corps, au-delà de l’avortement auquel la chirurgie esthétique est comparée, mais est-ce aussi un pas vers la liberté ? Rose parle d’une nouvelle « burqa vicieuse d’illusionniste, cette poudre aux yeux vendue à fort prix. » (p.156)

La beauté plastique fait du corps féminin un objet dont les parties sont malléables et perfectibles. La beauté fabriquée par la chirurgie esthétique est devenue la nouvelle religion, celle qui permet de régler les problèmes intérieures : « Après l’effondrement des institutions morales et religieuses, après la table rase historique du devoir, du sacrifice, de l’abnégation de soi-même, bref, de l’ordre établi, il ne resterait plus que la beauté pour unir les êtres, et aussi l’argent qui avait tendance à s’accumuler autour des êtres beaux. » (p.157-158). Une religion qui a dépassé la psychanalyse : ce terme n’est jamais prononcé dans le roman mais les troubles de chaque personnage trouvent une explication dans leur enfance, le sexe est érigé comme l’explication de touts les événements (les deux fondamentaux de la psychanalyse freudienne).

Dans ce trio amoureux, l’amour est destructeur et pervers. Julie souffre de blessures amoureuses dont elle ne se débarrassera finalement pas, Rose est obnubilée par son amour pour Charles au point de détruire son corps et les perversités de Charles finissent par le tuer. Julie pense que vivre sans amour est finalement le mieux. Car Reprenant le thème de Eros et Thanatos, l’amour et la mort, autre thème rituel de la psychanalyse) : « ‘Aimer quelqu’un c’est lui donner le pouvoir de vous tuer.’ Dans un couple il y avait toujours un tueur et un tuable, et le tueur tuait toujours malgré lui, sans le vouloir et sans plaisir. Dans un couple le tuable se donnait toujours plus ou moins à tuer, souvent se chargeait lui-même de la tâche, et ce que le tuable ne pouvait supporter n’était pas d’être tué mais de ne pas inspirer à l’autre le goût de tuer. » (p.158)
Le monde romanesque de Nelly Arcan est celui d’individus recroquevillés sur eux-mêmes, n’ayant d’autre souci que leur propre personne. La beauté comme religion vient ajouter à cet individualisme, il n’est plus question que de s’occuper de soi-même. L’individualisme régnant est l'évolution logique de notre société.
"A ciel ouvert" Nelly Arcan, Le Seuil, 20€

samedi 26 septembre 2009

« Mal tiempo » de David Fauquemberg

Mal Tiempo est le nouveau roman de l’écrivain voyageur David Fauquemberg. Cette fois-ci, nous sommes à Cuba, l’île que l’on pénètre si difficilement. Pour aller au cœur de sa chaleur, de ses habitants et de son inertie, il sera question de boxe. Un sport que l’on compare volontiers à la vie : seul sur un ring, nous livrons un combat et seul l’orgueil nous en donne l’envie.

Pourtant, l’auteur nous avertit : empruntant les mots de la poétesse fascinée par la boxe, Joyce Carol Oates, il ne veut pas faire de son roman une métaphore filée de la vie : « La vie, elle, est comme la boxe (…) Mais la boxe est comme la boxe. » dit la poétesse Joyce Carol Oates. Ce ne sera pas le cas dans Mal Tiempo qui ressemble plus à une chronique sportive mais n’en est pas moins un roman psychologique. Peu importe, laquelle est la métaphore de l’autre, la boxe et la vie ont des points communs, « inquiétants ».
La métaphore semble bien inutile pour les boxeurs qui ne vivent que pour cela : leur entraînement est à ce point prenant et les privations exigées sont telles (alcool, filles) qu’elles empêchent une vie ailleurs. La boxe est la vie des boxeurs. Cela est encore plus vrai pour les boxeurs Cubains : amateurs s’entraînant comme des pros, ils veulent gagner même si cela ne leur permet pas d’accéder à une vie meilleure.
Deux boxeurs apparemment opposés : d’un côté, le champion, le talentueux et débutant Yoangel Corto, le Cubain qui aime son île et ne peut en sortir ; de l’autre, le narrateur, trente ans, abandonne le sport sans avoir vraiment réussi à percer, européen, il préfère s'enfermer sur une île, ne sachant pas vraiment comment quitter définitivement la boxe, il suit le prodige Yoangel Corto. Il sait que la boxe est le plus important dans sa vie : « J’avais tourné le dos au plus fort de ma vie. » (p.214).
On se demande aussi qu’elles sont les motivations de Yoangel Corto ; les privations sont telles et les gains de la victoire si pauvres pour les boxeurs cubains. Il n’est pas possible de ne boxer pour rien, de monter seul sur le ring. C’est pourtant dans cet esprit que Yoangel Corto boxe : il ne se bat que pour lui, il ne retire aucune fierté de ses victoires, se laisse difficilement prendre la main par l’arbitre signifiant ainsi sa victoire. Yoangel Corto est seul sur le ring comme il a pu et l’est dans la vie, abandonné par ses parents, moqué et blessé pour cela. Le but de Yoangel, là où il rejoint le narrateur réside dans cette phrase : « Corto était son propre juge, d’un geste, il récusait les autres. Il s’était libéré de l’opinion des hommes. C’était la seule issue, je le comprenais à présent. » (p.275). Il a choisi sa défaite.

L’insulaire Cuba
Pourquoi les boxeurs cubains sont-il les plus forts alors qu’ils boxent dans les plus mauvaises conditions et une perspective bien restreinte ? Cuba, l’île où l’on célèbre encore une révolution qui n’a pas eu lieu : tous les boxeurs sont noirs, les plus pauvres, ceux à qui ne s’offrent pas d’autres perspectives, comme c'est le cas de l’équipe américaine ! Les étrangers sont constamment surveillés, les fonctionnaires doivent savoir où ils résident et pourquoi ils séjournent sur l’île. Quant aux Cubains, ils sont contrôlés car l’on veut éviter la moindre interaction avec les étrangers. A plusieurs reprises, l’on mesure la contrainte que représente l’Etat, imposant une inertie au pays, un manque de perspective à ses habitants. Alors les Cubains se réconfortent comme ils peuvent constatant tout de même que ce n’était pas mieux avant : « La vie n’est pas facile… Mais c’était pire avant » (p.41).
Ce manque de perspective, le sentiment de ne pouvoir s’échapper est à coup sûr renforcer par le fait que Cuba soit une île. Yoangel ne veut pas forcément partir mais de voir le continent pour la première fois, il réalise qu’il est enfermé chez lui. C’est aussi l’image de l’historien cubain pour qui le temps ne passe pas : l’Histoire est terminée (la révolution, les idéologies) mais eux continuent à vivre sans que rien ne se passe.

"Mal Tiempo", David Fauquemberg, Fayard, 18.90€

mercredi 16 septembre 2009

Nicolas Ancion compte les milliards de Lakshmi Mittal

Nicolas Ancion nous avertit, "L'homme qui valait trente-cinq milliards" n'est qu'un roman et les personnages et les actions sont imaginaires, toute ressemblance… On se dit que c’est dommage car c'est bien Lakshmi Mittal, le magnat de la sidérurgie, spécialiste du rachat des industries au bord de la faillite, qu’enlève Richard, jeune artiste du 21ème siècle, évoluant à Lièges, là où l’homme d’affaires a fermé les hauts fourneaux afin de pouvoir distribuer de larges dividendes à ses actionnaires.

A armes égales
Octavio est ouvrier dans les hauts fournaux d’Arcelor Mittal à Lièges ; Lakshmi Mittal est son patron, milliardaire. Pour ce dernier, ses ouvriers ne sont pas des personnes, il ne connaît pas leur ville même s'il la possède, il n’imagine pas leur ville, leur famille, leurs conditions de travail etc. Il ne les connaît pas et n'a aucun scrupule à détruire leur emploi. Il n’imagine pas le nombre de vies sur lesquelles il a le contrôle : « Tu es à Dieu ce que l’aspartame est au sucre. Une merde encore plus terrible, qu’on n’aurait jamais dû engendrer. Tu te rends compte du pouvoir que tu as ? Tu es un des quelques gars qui, à eux seuls, peuvent changer le cours des choses pour des milliers de personnes. » (p.122). Aussi, en organisant l’enlèvement de Mittal, en lui enlevant tous ses garde-fous, Richard crée les conditions où l’ouvrier et son patron pourront parler à armes égales, « entre êtres humains ».

A l’autre bout de la chaîne, l’ouvrier sidérurgiste affronte tous les jours des conditions de travail extrêmement difficiles. Octavio parle d’un enfer qu’il voudrait quitter. Dans cette société de consommation, chaque équipement acquis pour rendre la vie plus douce, l’écran plat, est un barreau de plus ajouté à la prison ouvrière. L’ouvrier se sent à ce point traqué et « fait » dans cette période de crise, que lorsqu’on lui annonce la fermeture de son usine, il ne se voit pas débarrassé d’un travail qu’il exècre. Il se retrouve à se battre pour un boulot qu’il déteste. Mais c'est une absence de considération contre laquelle il se bat. Cette rébellion est de l’ordre de l'orgueil contre un homme qui a fait des promesses, qui a profité des subventions européennes et régionales et ferme une usine, en s’enrichissant.

Avec cet enlèvement, à la violence symbolique, se pose la question de la justice. Richard demande aux ouvriers qu’il a réunis autour de leur patron s’ils veulent lui couper la tête. C’est donc dans ce contexte, et parce que Richard sait qu’il ne sert à rien de couper des têtes, que la lutte des classes est éclipsée par l’art contemporain.

De l’utilité politique de l’art contemporain
Richard imagine une performance pour marquer et se faire remarquer afin d’obtenir une place de professeur mais la portée de son action dépasse son seul intérêt. Richard veut prouver l’utilité politique de l’art contemporain face à la violence du monde professionnel et il veut mener l’art sur la place publique. L’art contemporain peut-il être une réponse à la violence du monde professionnel ? Richard s’inscrit dans une certaine continuité d’artistes : Joseph Beuys, Chris Burden et Spencer Tunick. Ces artistes contemporains en réalisant des œuvres choquantes ou en tout cas qui interpellent, dénoncent la société dans laquelle ils évoluent. Ainsi le travail de Joseph Beuys est un questionnement sur l’humanisme, l’écologie, de la sociologie, et surtout de l’anthroposophie. Cela le conduit à définir notamment le concept de « sculpture sociale » en tant qu’Œuvre d'art totale, énoncée dans les années 1970 avec « Chaque personne un artiste », par l’exigence d'une concertation créative entre la société et le politique. C’est exactement la volonté de Richard que de donner une force politique à l’art contemporain. L’on pourrait suggérer que l’art permet une distanciation de la réalité et permet donc de ne pas basculer dans une violence réelle. Mais l’art contemporain a sa limite, les médias.

Les médias, plus forts que l'art
La démarche artistique de Richard commence devant un écran de télévision car il veut amener l’art aux gens. En considérant la télévision comme partie prenante de sa performance, il assure à la fois à son œuvre une audience, mais c’est aussi une forme de dénonciation de la domination des médias dans notre vision du monde : « ce n’est pas la réalité mais l’illusion d’un monde » (p.67). Cependant, il sera pris au piège de cette domination médiatique car il devient le sujet télévisuel. Et après le relatif échec de sa performance, c’est vers ces mêmes médias qu’il se tourne. Est-il possible de faire fi des médias ? Et même en tant qu’artiste celui-là même qui est censé avoir ce regard extérieur sur la société ?

Nicolas Ancion, "L'homme qui valait trente-conq milliards", Luc Pire

Titien, Tintoret, Véronèse…, noble rivalité à Venise

Des artistes du 20ème siècle accueillis par Marguerite et Aimé Maeght, passant leurs vacances ensemble à Saint Paul de Vence, il faut faire table rase. De cette amitié artistique, il n’en sera pas question dans la grande exposition qui ouvre la saison du Louvre : "Titien, Tintoret, Véronèse… Rivalités à Venise". La rivalité est certes noble, de celle qui permet une saine émulation entre les artistes vénitiens, mais elle n’empêche pas les coups bas. Tant que cela profite à la création artistique comme le constate le peintre et écrivain Carlo Ridolfi, dès le 17ème siècle : « Parce qu’il avait en face de lui Véronèse, Tintoret dut apporter un soin particulier à ces peintures, car la présence d’un rival sert parfois de stimulant, dans la mesure où l’artiste met un point d’honneur à ne pas être surpassé. »

Dans Les Noces de Cana, Véronèse peint la « noble rivalité » vénitienne : selon la tradition, il se serait représenté dans une scène de musique en compagnie de Tintoret, Bassano et Titien, chaque peintre s'exprime avec son instrument tout en s’unissant aux autres dans un concert harmonieux. Cette rivalité dans la peinture du 16ème siècle, conçue comme une saine émulation, est un des facteurs importants de la création artistique. En commençant une nouvelle composition, chaque peintre savait que son œuvre serait jugée en comparaison des tableaux de ses contemporains.

Le régime politique très particulier de la République de Venise et sa structure sociale favorisent grandement la diversité artistique : la présence de nombreuses familles riches, l’importance de l’Eglise en pleine Contre-réforme, le réseau des puissantes confréries (scuole) multiplient les opportunités de travail. Le mécénat entretient une véritable rivalité entre les artistes ; on organise même des concours pour l’attribution des commandes les plus prestigieuses (le décor de la bibliothèque Marciana, de la Scuola di San Rocco et celui de la tribune du Doge dans la Salle du Maggior Consiglio du palais des Doges). Le climat de tension perpétuelle de Venise au 16ème siècle réussissait bien au développement des meilleurs peintres car il les exaltait. Trois peintres de la seconde moitié du 16ème siècle se distinguent par leur talent : Titien, Tintoret et Véronèse.


Les Noces de Cana, Véronèse, 1562-1563, Musée du Louvre

Une rivalité au service de l'art
Employé à la fois par le pape (en 1542, il réalise les portraits de la famille du pape Paul III, les Farnèse) et l’empereur (il reçoit une commande de Charles Quint), Titien avait atteint les sommets du mécénat princier. Au cours de ces années, il était devenu non seulement le plus grand peintre de Venise aux yeux des commanditaires publics et privés, mais aussi celui dont les princes les plus puissants de l’Europe recherchaient les œuvres. Deux rivaux allaient pourtant arriver : le premier et le plus jeune était Tintoret, doté d’une ambition dévorante. D’emblée, il a cherché à s’identifier à la nouvelle manière en vogue dans l’Italie du centre, inspirée par Michel-Ange. Dans Saint Augustin guérissant les infirmes, Tintoret est allé plus loin qu’aucun autre artiste vénitien dans l’adoption du langage pictural du michelangélisme.
Véronèse, quant à lui, a un talent précoce, il avait trouvé sa propre expression avant même d’arriver à Venise. Avec le Retable Giustiniani, Véronèse démontre sa capacité à travailler sur un mode contemporain ancré dans la tradition vénitienne, et flattant l’orgueil de Titien, tout en se démarquant de Tintoret. Ainsi, au milieu des années 1550, une fois Véronèse fermement établi sur la scène vénitienne, les trois rivaux avaient endossé les rôles qui joueraient pendant le reste de leur existence. Tintoret débuta comme challenger de Titien, s’attirant ainsi l’inimitié de ce dernier pour toute sa vie ; mais ils continuèrent malgré tout, à apprendre l’un de l’autre et à emprunter l’un à l’autre. Véronèse, d’abord marqué par les influences de l’Italie centrale autant que Tintoret, s’identifia néanmoins très tôt à Titien.
Tintoret et Véronèse vont ouvrir à partir des années 1550 deux voies très différentes mais également valable à l’art vénitien. Les trois peintres s’étaient imposés sur la scène artistique de Venise comme des artistes chevronnés, la rivalité entre Titien, Tintoret et Véronèse put prendre toute son ampleur au milieu des années 1550, transformant la peinture italienne. Le fait que tous les trois choisirent de rester à Venise pendant la totalité de leur carrière, et ne pas succomber à la tentation sécurisante de vivre dans une cour princière étrangère, suggère qu’ils avaient compris que leur rivalité était la clé de leur perpétuelle créativité.

Au plus audacieux
Considérant les enjeux, il n’est pas surprenant que les choses aient pu s’envenimer, chacun rivalisant de fourberie. Le plus fameux exemple d’intrigue imaginée par un artiste vénitien de la Renaissance remonte à 1564 lors du concours pour le plafond de la Sala dell’Albergo (salle du Conseil) dans la Scuola Grande di San Rocco, une confrérie prestigieuse. Un des membres de la confrérie avait promis une somme bien supérieure que la normale pour la peinture si elle était attribuée à un autre que Tintoret. La tension était donc à son comble lorsque les quatre peintres en compétition viennent présenter leur projet (Tintoret, Véronèse, Salviati, Zuccaro). Alors que c’est le tour de Tintoret, au lieu de dévoiler un dessin comme les autres, il présente une peinture sur une toile achevée et installée à l’emplacement prévu. Le peintre avait sans aucun doute reçu l’aide d’un des membres de la scuola. Cette audace agaça les autres peintres et le reste de la scuola à cause du non respect du protocole. Eloquent, Véronèse expliqua qu’il n’était pas facile de se rendre compte d’une peinture à partir d’un dessin et que la scuola, il l’offrirait à Saint-Roch (thème de la commande), sachant très bien que la scuola était dans l’obligation d’accepter toutes les donations. De cette manière, Tintoret entrava temporairement l’ascension de Véronèse et il obtint d’autres commandes pour l’ornement de cette salle.

Si les mécènes payaient la facture, les artistes, eux, considéraient que leur public le plus important, dans le monde antique comme dans la Venise du 16ème siècle, étaient leurs pairs. Pour que Titien, Tintoret et Véronèse aient pu songer à se propulser individuellement, il fallait qu’ils pussent jouir d’une certaine liberté artistique, choisir leurs sujets et les interpréter à leur guise. Les peintres devaient certainement avoir le droit de refuser certaines commandes et d’en convoiter d’autres particulièrement. Ainsi Titien parvenu à la maturité paraît avoir exercé son libre arbitre à un degré impensable jusqu’alors dans ses relations avec ses mécènes les plus puissants.

Exposition au Musée du Louvre à Paris du 17 septembre 2009 au 4 janvier 2010, organisée en partenariat avec le Museum of Fine Arts de Boston. 86 tableaux répartis en 5 sections.

Catalogue : Titien, Tintoret, Véronèse … Rivalités à Venise, sous la direction de Jean Habert et Vincent Delieuvin, commissaires de l’exposition, conservateurs au département des Peintures, musée du Louvre. Coédition Hazan / Les Editions du Musée du Louvre - 480 p., 42€.

mardi 1 septembre 2009

Je ne dis pas non… d’Iliana Lolic : NON !!!


C’est l’histoire d’une fille qui, parce qu’elle ne savait pas dire non, couchait avec tous les garçons : les emmerdants, les vieux mariés et même les sortis de taule désargentés. Cette fille, qui avait dans son frigo des fleurs en lieu et place du beurre simplement pour l’effet de la lumière du réfrigérateur sur les marguerites, cette fille avait tout de même des principes : tous les matins, elle descendait prendre son petit déjeuner au café du coin…

Et tous les matins, elle y rencontrait le même homme : un écrivain qui trouvait son inspiration dans l’odeur des croissants et les allers-venus des passants. Lui était beau comme un italien (qu’il était), gentil comme un bon père de famille (…) et compréhensif comme un romancier étudiant les siens (…). Autant qu’il en fallait, pour qu’Adèle (c’était son nom) dégage sa mèche rebelle et, avec l’humour et le culot des désespérés, lui raconte sa vie.

Je ne dis pas non, c’était une belle idée, et, dans cette ironique et généreuse insomniaque, beaucoup d’entre nous auraient pu s’y retrouver. Mais Je ne dis pas non est resté une idée, un mauvais manuscrit, de ceux que s’avale Adèle et qu’elle met immédiatement à la poubelle pour leurs dialogues niais, leurs fatiguantes lourdeurs et leurs situations convenues. Du papier à l’écran, le scénario est tout juste devenu un film parisien comme il s’en fait plein où les hommes sont des artistes divorcés et les filles de minces lectrices coincées entre deux Rives. Filles que Sylvie Testud joue d’ailleurs assez bien quoiqu’elle gardât certaines des mimiques de Sagan… laquelle se retournerait dans sa tombe devant le Don Juan mielleux et presque condescendant qu’est Stefano Accorsi… On dit donc « non » !!! Iliana Lolic était actrice, elle aurait dû le rester.

Je ne dis pas non, de Iliana Lolic, avec Sylvie Testud, Stefano Accorsi, Laurent Stocker, Constance Dolle… En salle le 15 juillet 2009

Marie Barral

Article paru dans la Boîte à sorties le 15 juillet 2009

Le jour et la nuit de Magritte : Ceci n’est pas un DVD

Que ceux qui n’aurait pu se rendre à Bruxelles pour l’inauguration du musée Magritte se consolent. Par un DVD, Arte soulève le chapeau boule d’un petit bourgeois bruxellois sans histoire qui peignait des toiles comme d’autres créent des concepts. Maigre -mais belle- consolation.

« Chaque chose visible cache autre chose de visible » disait Magritte : l’œuf une poule, la femme une lionne, le mur un paysage, et la nuit le jour, ou comme semble le souligner L’Empire des Lumières (1954), le contraire :

lempire-des-lumieres

En sortant de cette maison noyée dans l’obscurité, le documentariste Henri de Guerlache tente de faire la lumière sur son propriétaire, un fils de représentant en commerce né à Lessines (Wallonie) le 2 novembre 1898 et qui devint le premier peintre belge à être exposé de son vivant au MOMA de NYC : en cette année 1965 la grande Pomme rendait en effet hommage à un homme qui lui créait des compagnes enserrées dans de petites pièces d’intérieurs rangés, les maisons bourgeoises dans lesquelles le créateur a longtemps vécu.

La-chambre-decoute MAGRITTE

La chambre d’écoute, 1958

Quand les surréalistes étaient, dans les années 20, aux côtés de Breton dans des ateliers parisiens pour y échanger amantes et amants, Magritte jouait la Distance (revue surréaliste belge) en travaillant auprès de sa femme, Georgette, dans une maison banlieusarde du Perreux sur Marne. De toute façon, lui n’était pas artiste, du moins le disait-il. En bon bourgeois, il tâchait simplement, par ses tableaux et ses affiches publicitaires, d’éviter de mettre sa femme et muse (Georgette, toujours elle) au travail. En vain parfois.


Lui n’était pas artiste (mais puisqu’une pipe n’était plus une pipe…), mais jouait dans ses tableaux, inspiré par de Chirico, ou dans la vie, en compagnie de ses amis, le jeu du surréalisme. Revenu en Belgique, il en devint le chef de file national, titre pompeux et académique qui pourrait être remplacé par « leader d’une bande de joyeux lurons qui aimaient à se grimacer devant leurs objectifs et travaillaient à trouver les titres aux œuvres du peintre ». Si les pommes géantes masquées sont devenues Le prêtre marié, ce fut grâce à eux :

le-pretre-marie, magritte

© Artists Rights Society (ARS), New York

Car Magritte n’était pas un artiste vivant dans sa tour de verre ; il aimait, Epicurien qu’il était, jouir des siens dans son jardin. Toutefois, ainsi que le démontre Henri de Gerlache, ce jour, cette lumière, n’occulte pas l’homme solitaire égaré dans ses toiles, un pantin vivant dans un univers dénudé fait de fantômes (celui de sa mère, morte suicidée lorsqu’il avait 12 ans), de bonshommes volants et de femmes éthérées.


magritte

Magritte est bien le jour et la nuit, le solitaire avec ou contre tous. En 1948, de sa contrée natale, il tente par une vingtaine de toiles de faire la nique, à une vache qui, pour des questions financières ou hautaines, n’avait pas voulu l’accueillir en son sein : Paris. Magritte le lui rend par une période “vache” à laquelle la ville lumière, fidèle à son caractère, n’a à-peine jeté un coup d’œil.

magritte periode-vache

René Magritte (1898-1967), La famine, 1948

Qu’importe aujourd’hui puisque les toiles très colorées de la galerie du Faubourg ont été rendues à Bruxelles (elles y sont actuellement) et que la consécration viendra des States, en grande partie grâce au galeriste et ami de Magritte, Iolas. En 1967, le petit bourgeois décède d’un cancer du pancréas léguant plus de 1000 toiles, autant de « pensées-images » qui “[servent] [selon ses propres termes] à évoquer le mystère du monde”. Ceci n’est pas [qu’]un artiste, c’est un « penseur », le mot revient sans cesse dans le film…

Merci à Henri de Gerlache qui, par ailleurs et pour le coup se met un peu trop, dans ce travail, à la lumière du jour.


Magritte, le jour et la nuit, un film de Henri De Guerlache., En complément : René Magritte, portefolio de 64 œuvres exposées au Musée Magritte, René Magritte à propos de sa peinture, extrait de l’émission “De l’autre côté du miroir”, 1967, DVD Arte, collection « Monographie d’artiste », 20 euros en français, anglais, allemand et néerlandais, 73 min. Dans les bacs le 24 juin


Marie Barral

article paru dans La boîte à sorties le 18 juin 2009

Le mur de Berlin s’éparpille dans les jardins du Palais Royal

Le Mur qui, en séparant Berlin, divisait le Monde est exposé éparpillé dans les jardins du palais Royal sous les yeux d’un Malraux pensif. A défaut d’avoir vu le Mur tomber, l’ex-ministre des Affaires culturelles décédé en 1976 le contemple 20 ans après sa chute en miettes esthétisées devenues, sous d’artistiques mains, des concepts de pierre. La collection privée de Sylvestre Verger est présentée jusqu’au 1er juin 2009 (Elle vient d’être prolongée jusqu’au 9 juin). Elle sera ensuite à Berlin et à Moscou.

Le singulier de l’expression « Mur de Berlin » masque les réalités techniques et historiques dudit mur… Aux origines, c’est-à-dire dès la nuit du 12 au 13 août 1961, Berlin Ouest était coupé de l’Est par des barbelés. Le système a été petit à petit renforcé, élargit, « sécurisé », si bien qu’en 1975, le « Mur de Berlin », dit aussi « Mur de la Honte » entrait dans ce qui fut appelé sa « quatrième génération » : deux murs, un chemin de ronde et des systèmes d’alarmes.

Ce sont sur des fragments du mur intérieur du dispositif, mur préservé des yeux des Berlinois, vierge et dit « sécuritaire », qu’ont travaillés les plasticiens présentés au sein de l’exposition « 1989-2009. Mur de Berlin. Artistes pour la liberté »… Dès 1990, Sylvestre Verger s’est mis à collectionner consciencieusement ces bouts d’Histoire dispersés dans les ateliers du monde entier. Sa collection s’est enrichie d’expositions en commandes et le mur qui avait séparé le Monde en fit, dès le milieu des années 90, le tour à l’état de kit : Lyon en 1996, Nicosie, Cologne en 2001, Séoul et Jeong-Ju en 2004… puis, depuis ce matin (6 mai), Paris.

Ces fragments sont présentés par plusieurs des plasticiens pour ce qu’ils étaient : bétons de séparation, chaînes des consciences et des corps. Ainsi, avec son soldat faisant son chemin de ronde devant des barbelés, ombre chinoise passant sur le granulé de la plaque, Gérard Fromanger fait du mur la simple mémoire de lui-même.

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A Concrete memory, Gérard Fromanger, 1998

Louis Cane l’utilise en pierre tombale, pour, par un collier de cailloux et de fils barbelé, « rendre hommage aux victimes de la Guerre froide ».

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Autant de pierres, autant de vies, Louis Cane, 1990

D’autres artistes rappellent par ces bouts de béton ce qui les a mis à mal. Par des faucilles enfonçant la pierre, l’œuvre d’Arman défend la thèse de la destruction du régime par l’intérieur : « c’est le système qui régnait à l’Est qui a détruit le mur » lit le visiteur qui se rappelle le conseil de Gorbatchev à Honecker (alors dirigeant de la RDA) en octobre 1989 (« la vie punit les retardataires »), l’ouverture des frontières hongroises vers l’Ouest aux Allemands de l’Est durant l’été 1989, mais aussi Solidarnosc, le printemps de Prague, etc.

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Autodestruction- 9 novembre 1989, Arman, 1990

Dès lors, l’étoile rouge qui avait érigé le mur pour se protéger s’est elle-même fondue dans ce qu’elle avait créé. La dialectique marxiste n’aurait pas renié l’œuvre de Robert Longo :

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Sans titre, Robert Longo, 1990

Détruit, le mur a pris chez Dennis Oppenheim la forme d’une Femme auréolée. D’après le cartel de l’exposition, l’auréole de la vierge est comme les idéologies : circulaire, elle s’insinue sournoisement dans les esprits qui, dès lors, dominent des corps imperméables comme des briques. A l’inverse, au premier coup d’œil, le visiteur pense, au vu de cette femme alanguie toute de briques vêtue, à un monde rond né des décombres d’une carte bicolore. Certes, l’Histoire des nouveaux Hommes (à défaut des “Hommes nouveaux” du socialisme) est faite des pierres de ce mur, mais, après la chute de ce dernier, est né un monde connecté dans lequel tout point est en tout point relié (d’où le train !).

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Femme auréolée, Dennis Oppenheim, 1990

Interprétation trop optimiste qui nous mettrait du côté de Rolph Knie et de son mur trépassé rapidement comme un coupable sur une chaise électrique ?

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Le mur condamné à mort, Rolp Knie, 1990

David Mach nous met en garde… Le rocher que roule encore et encore Sisyphe pourrait être constitué de cette séparation ; les béances signifiées par les terrains vagues et les musées berlinois ne devraient pas masquer « la menace latente d’une reconstruction désastreuse »mur berlin

Le monstre constructeur, David Mach, 1990

Moins fatalistes, Olivier Mosset et Buren (oui oui celui là même qui expose de manière permanente à quelques mètres du regard pensif de Malraux) n’en sont pour autant pas moins radicaux : le Mur n’est rien qu’un mur, une plaque de béton. Ce ne serait qu’ainsi, et paradoxalement, que, désacralisé, il pourrait entrer dans l’Histoire…

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Gravure sur béton, Daniel Buren, 1990

Si vous passez au Jardin du Palais Royal allez donc avec Malraux contempler les vestiges d’un Mur tombé le 9 novembre 1989.

« 1989-2009. Mur de Berlin. Artistes pour la liberté », jusqu’au 1er juin 2009, dans le jardin du Palais royal.

Marie Barral

Crédits photos : La boîte à sorties

Article paru dans La boîte à sorties le 5 juin 2009

« L’oeil du critique » ou le faiseur de sens… au Musée d’art moderne de la Ville de Paris

Les expositions d’art contemporain mettent la lumière sur un artiste, un courant, une œuvre… mais rarement sur un critique. Or ces derniers semblent autant faire l’art et son histoire que plasticiens ou peintres. Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris le démontre avec Bernard Lamarche-Vadel (1949-2000) en une exposition à la hauteur de son objet : riche, intelligente, stimulante.

«Je suis écrivain» clamait le jeune Bernard… Ni plasticien ni historien, pas même académicien, c’est en fait en tant qu’homme de lettres que le poète Bernard Lamarche Vadel, BLV, aborde les César, les Dietman et Joseph Buys. C’est d’ailleurs pour être écrivain dans le monde, avant que pour l’art, que le jeune homme a exercé son œil et sa plume en faveur de ceux qui étaient ou devinrent ses amis.

Car le critique ne regarde pas l’art, ne le commente pas, il le fait…. Lorsque Jean-Pierre Pincemin annonce qu’il compte couper une de ses œuvres, un tableau noir et blanc, parce qu’elle est contraire à ce qu’il fait d’habitude, le critique s’insurge : cette toile a du relief, il faut la laisser telle qu’elle. Elle le sera donc, avec dessinée au dos de toile, comme signe de la volonté de l’artiste, une paire de ciseaux. La participation du critique à la création de l’œuvre se fait aussi par la création de sens. Alors que des artistes comme Erik Dietman laissent leurs œuvres «vivre d’elles-mêmes», alors que, comme le sculpteur suédois, ils ne justifient leurs travaux que par leurs intuitions et leurs capacités (j’ai fait ces grandes sculptures par ce que «j’avais envie de les faire», parce que je pouvais les faire dit Dietman), le critique est celui à qui est assigné le rôle de dire «des conneries» (Deitman toujours). De cette mission, BLV s’en accommodera avec jouissance faisant dire à Panamarenko ce que jamais il n’avait pensé, ce que, les mains et l’esprit dans le cambouis, il ne pouvait penser : le pessimisme de son œuvre… BLV démontre à un plasticien médusé - mais pas moins amusé - combien ses sculptures d’avion « n’ont pas d’intérêt pour elles mêmes », qu’elles n’ont pas de « consistance » : elles ne peuvent être mises «sur une cheminée»…

panaramenkoAu centre

Oeuvre de Panaramenko (non exposé, indiqué seulement pour la compréhension de l’article)

D’ailleurs, le critique apprendra à l’intéressé que son œuvre n’a pas «de destinataire», ce qui fait «toute sa modernité». Elle n’est qu’un «processus», la «métaphore d’un mouvement», «de quelque chose qu’on ne peut pas voir» : l’air… Par addition d’objets, le sculpteur s’approche en fait du néant, du non sens, une réflexion qui donne un titre à l’écrivain : « l’addition soustractive ». Pas dupe, Panamarenko conclut : «Ainsi vous êtes sûr d’avoir un bon texte !»… Cela tombe bien, en commentant les œuvres, et dans la lignée de Baudelaire ou d’Oscar Wilde qui disait que la critique est une œuvre d’art en elle-même, BLV fait de la littérature.

Tandis que «l’œuvre classique présuppose des destinataires», l’œuvre moderne «présuppose l’absence de destinataire» commente BLV. Ce public dont se « fout » Dietman évincé, la modernité en art se noue dans cette relation bilatérale critique/artiste que Bernard Lamarche Vadel investit énergiquement. Puisqu’«écrire ne suffit pas» à promouvoir les peintres qu’il aime, le critique organise trois semaines durant l’accrochage de jeunes artistes : Rémi Blanchard, Catherine Viollet, Jean-Charles Blais, Hervé di Rosa, etc… (juin 1981). Avec cette exposition intitulée Finir en beauté, BLV entame sa défense de «l’art français»…. Le critique donne «matière» matérielle aux artistes et du sens à leurs œuvres tandis que ces derniers alimentent la plume de l’écrivain et lui rendent hommage par des photographies ou des portraits moins figuratifs. Ainsi pour Yvan Salomone, BLV est une citerne nourricière, tandis que Carmelo Zagari peint le critique attaqué par la justice en enfant innocent dans une luxuriante nature.

Commentateur de la modernité en art, BLV en est aussi le chasseur… Insatiable, il passe d’un style à autre, renouvelant sans cesse le panthéon de ses artistes préférés… et l’exposition du MAMVP témoigne de cette incroyable diversité : aux intellectuelles et sobres toiles des Noël Dolla, Olivier Mosset, ou Martin barré, succèdent des œuvres pop art ou le sculptural cimetière d’Erik Dietman dans lequel tous les crânes sont, en conformistes macchabées, vers le même point tournés…

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L’art mol et raide ou l’épilepsisme-sismographe pour têtes épilées, Erik, Dietman, 1985-86

La peinture cohabite avec les installations et les dessins, notamment ceux de Pierre Klossowski, «tableaux lacunaires» qui complètent les images mentales créées par les lecteurs du dessinateur-écrivain. Puis dans cette myriade d’image que BLV s’est fait une profession de «regarder», de «commenter», vient la photo : Robert Frank, Sabine Weiss, Lewis Baltz, etc…

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L’appréhension de Roberte, Pierre Klossowski, 1982

La géniale exposition «L’oeil du critique» peut s’appréhender comme un cabinet de curiosité où, l’esprit flâneur, le visiteur picore ce qui le tente : César, Jean-Charles Blais, Villeglé ou des analyses des œuvres de Robert Frank (dans le texte Siderations. L’atelier photographique français). A l’inverse, elle peut - et pour ce même visiteur - être source de sens, une manière de penser l’art contemporain en un système global, système tissé par le passeur-critique.

L’exposition étant très riche, nous conseillons particulièrement de lire :

- Cesar d’un bloc

- Qu’est ce que l’art français ? (notamment pour l’introduction sur l’Art Brut)

- sur la photographie : Siderations. L’atelier photographique français

Et d’écouter :

- l’entretien avec Panamarenko

- la vidéo sur l’exposition Erik Deitman (entretien entre l’artiste et BLV)

- et l’audio dans la salle petite salle où sont exposés les photographies : conférence

Marie Barral

Dans l’oeil du critique, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 11 av du Président Wilson, Paris 16e, Métro Alma-Marceau, RER Pont de l’Alma du mar au dim de 10h-18h, nocturne le jeudi jusqu’à la 22h, renseignements au 01 53 67 40 80. Tarif : 5 euros, TR : 3,50 euros ,Tarif jeune (13-26ans) : 2,50 euros, gratuit pour les moins de 13 ans. Jusqu’au 6 septembre 2009.

Article paru dans La Boîte à sorties le 10 juin 2009

Mascarades de Lyes Salem


Les ingrédients pour un beau mariage ? Une belle et saine vierge, un riche prétendant, une foule de femmes avec leurs youyous, des chaises pour asseoir tous les anciens et bien sûr, de l’argent pour la dot.

Mounir (Lyes Salem) est loin du compte. Sa soeur, Nym (Rym Takoucht), celle qu’il devrait marier, souffre d’une étrange maladie. Elle tombe endormie à tout moment du jour et de la nuit et reste dans les bras de Morphée.

Il n’y a que dans les contes que les Princes viennent embrasser les Belles au bois dormant avant de les épouser. Dans ce village algérien de la région d’Aurès, les princesses narcoleptiques restent enfermées chez elles, protégées par des grands frères orgueilleux prêts à tout pour préserver l’honneur de leur harem. Et, lorsqu’ils sont moqués par les voisins parce qu’ils prétendent être quelqu’un, le mariage des filles est une bonne manière d’espérer grimper les barreaux de l’échelle sociale, et, au final… de narguer les copains. Sauf que la mascarade de Mounir fait fi de la belle endormie, et de son amoureux caché…

Sauf que même fermées, les portes du village n’ont point besoin d’œil de bœuf : au bout de la piste vide, les nouvelles se propagent à la vitesse de l’éclair et les voisins s’infiltrent sous les portails en même temps que la poussière charriée par d’obscènes cortèges. Aussi ce qui est vécu par l’un l’est par tous et la moindre réussite individuelle fait gonfler l’honneur de la communauté. Seul Mohamed (Mohamed Bouchaïb) le bel amoureux aux yeux clairs déjoue la mascarade : son atelier d’artiste est constamment visité par la lumière du soleil et les douceurs nocturnes.

Lyes Salem expose l’hypocrisie, les pesanteurs sociales et la chaleur d’Afrique du Nord avec une fraîcheur incroyable : comme des marmots jouant à cache-cache, les personnages ne cessent de se poursuivre à des rythmes effrénés tandis que les femmes ornent de leurs voix d’or des voitures déglinguées. La vie sociale est, sous les yeux de Lyes Salem, une comédie… le spectateur attend l’Acte II.

Mascarades, de Lyes Salem, avec Lyes Salem, Sarah Reguieg, Mohamed Bouchaïb, Rym Taoucht. Film sorti en 2008, Algérien DVD MK2 sous titré français, durée du film : 90′, durée du DVD : 175′. DVD dans les bacs. 19,99 euros


Marie Barral

Article publié dans la Boîte à sorties le 16 juin 2009

Les Mains Sales de Sartre, à l’Athénée

Jeune intellectuel d’origine bourgeoise, Hugo est entré au Parti pour ses idées et afin de « s’oublier ». Il semblerait que cette décision n’ait pas eu un effet assez radical : journaliste fatigué des mots, Hugo demande à plonger ses blanches mains dans le cambouis. En pleine guerre mondiale, alors que les communistes divergent sur la conduite à suivre vis-à-vis des autres formations politiques, il se voit confier la tâche de tuer un ennemi interne au Parti, le “social traître” Hoederer. Les mains sales (1948), drame de Sartre qui fut le plus populaire, est joué au théâtre Athénée Louis Jouvet jusqu’au 30 mai. Son pendant, Les Justes de Camus (1949) lui emboîtera comme il se doit le pas (dès le 3 juin).

En Illyrie, petit pays imaginaire d’Europe centrale occupé par l’armée allemande, les communistes se déchirent. A l’inverse de la frange du Parti dirigée par Louis et à laquelle Hugo est affiliée, Hoederer estime qu’un compromis doit être passé avec les conservateurs en vue d’obtenir des sièges au Parlement. Pour Hugo, sa muse Olga et leur chef Louis, de tels accommodements sont intolérables : la fin ne justifie pas ce moyen là… En revanche, d’après leur logique, elle en justifie un autre : la mort de Hoederer.

Pour ce faire, Hugo qui s’est porté volontaire pour mener une « action directe » deviendra secrétaire d’Hoederer. Pourtant, cette tactique, qui aurait du lui faciliter l’assassinat, le rendra, au final et pour la même raison (la proximité), plus difficile encore : comment tuer un homme que l’on regarde dans les yeux, dont on perçoit les doutes et la solitude, et qui, chaque matin vous sert un café merveilleux ; comment le tuer simplement parce qu’il n’a pas les mêmes idées ? Hugo gardera-t-il les mains propres en le faisant, et ce quand bien même sa cible les a, elle, de la couleur des hommes d’Etats aux affres avec le pouvoir, c’est-à-dire noires ?

« Nul ne gouverne innocemment » : le mot de Saint Just qui a inspiré à Sartre cette pièce est symbolisé par Hoederer mais aussi par Louis et Olga qui prennent la décision du meurtre. En intellectuel torturé lisant tantôt Marx tantôt Hegel, Hugo est coincé entre ces deux versants d’une même pièce. Et la seule personne apolitique de son entourage, celle qui pourrait lui donner les plus neutres conseils, ne l’aide en rien : « Hugo, suppose que tu aies rencontré Hoederer l’an dernier, au lieu de Louis. Ce sont ces idées à lui qui te sembleraient vraies ». Le relativisme de Jessica ne peut être pour son époux une échappatoire. Hugo, qui a pris les traits de Sartre, se doit de choisir.

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Pour cette pièce existentialiste, Guy-Pierre Couleau a choisi une mise en scène sobre et classique. Outre les projecteurs, la scène est illuminée par la fraicheur malicieuse d’Anne Le Guernec (Jessica) et l’humour des deux gardes du corps d’Hoederer, molosses attendrissants que sont, pour l’occasion, Olivier Peigné (Karsky) et Stéphane Russel (Slick).

Gauthier Baillot est touchant en Hoederer aussi rude que bon pour qui la les-mains-sales-afficheRévolution est une affaire de vies humaines à sauver avant que d’être une somme d’idées ; droit dans ses bottes, il n’a qu’un mot en bouche “le travail”, la tâche à accomplir coûte que coûte. Dans cette pièce de Sartre, il est un personnage “camusien” celui du Dr Rieux de La PesteEn 1948, Sartre et Camus étaient encore amis. Sartre n’était pas encore compagnon de route du Parti communiste (il faudra pour cela attendre les années 50), il venait de participer à la création du Rassemblement démocrate révolutionnaire, une formation qui rejetait à la fois le stalinisme et le réformisme… C’est cette impossible conciliation (aux prémices de la Guerre Froide) qu’incarnent Hugo/Sartre de 1948, et, sur scène, le jeune, bel et torturé Nils Ohlund.

Les mains sales, de JP Sartre, mis en scène par Guy-Pierre Couleau, au théâtre Louis Jouvet, square de l’Opéra Louis Jouvet, 7 rue Boudreau, Paris 9e, Métro Opéra, RER A Auber, du jeudi 7 au samedi 30 mai 2009, mardi 19h, mercredi au samedi 20h, matinées exceptionnelles : dimanche 17 mai à 16h et samedi 30 mai à 15h, grande salle, location : 01 53 05 19 19. 2h30 sans entracte.

Les Justes, mise en scène Guy-Pierre Couleau, du 3 au 6 juin 2009, au même endroit.

Marie Barral

Crédits photos © Grégory Brandel / Synchro X


Article paru dans La boîte à sorties le 8 mai 2009

 
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