mercredi 22 avril 2009

Lumineuse Cerisaie de Tchekhov, à la Colline

La Cerisaie de Gaev et Loubiov a perdu le rouge vif de ses fruits mais elle garde cette lumière surnaturelle dont les propriétaires ne pourraient se passer. Mise en scène par Alain Françon, la dernière pièce d’Anton Tchekhov est jouée au théâtre de la Colline jusqu’au 10 mai.
Après un séjour de plusieurs années à Paris, Loubiov Andreevna (Dominique Valadié) revient en Russie dans sa propriété chérie. Elle y est attendue par sa fille adoptive, Varia (Julie Pilod), qui, durant son absence, a pris soin des murs et des gens. La maison est telle qu’elle l’avait quittée : Varia, s’en est bien occupée, la chambre d’enfant est encore inondée de la lumière de la cerisaie et Firs , le vieux laquais (Jean-Paul Roussillon), a pris l’âge des meubles.


Si gaies soient-elles, ces retrouvailles risquent d’être bien furtives : la généreuse Loubiov a dépensé toute sa fortune auprès de son profiteur de mari ; elle rentre au pays couverte de dettes, avec pour seule perspective la vente de la propriété. La cession d’un domaine qui fut, à son apogée, un point de ralliement pour toute la contrée, en attriste bien d’autres qu’elle : ses parents, ses voisins et tous les moujiks (personnes de basse classe sociale en Russie) qui y vivent. Lophakine (Jérôme Kircher), fils et arrière petit fils de paysan devenu, par son seul labeur, très riche marchand, y est tellement attaché qu’il soumet à la propriétaire ses idées : pourquoi ne pas couper les cerisiers, implanter des logements pour les estivants et, ainsi, gagner de l’argent ?

Lophakine est un homme travailleur, expérimenté et intelligent ; sa proposition semble tenir bon mais les nobles à qui elle s’adresse n’entendent rien à ce verbiage financier. Ou plutôt ils ne font pas l’effort de le comprendre : jusqu’au bout la Cerisaie doit rester ce qu’elle a toujours été, un voluptueux lieu de vie où l’on disserte philosophie en dansant toute la nuit, où l’on profite des jardins auprès des siens… ni plus ni moins… La vendre serait mettre définitivement fin à une classe sociale, l’aristocratie terrienne, et à un siècle, le XIXème. Si professeurs et intellectuels paraîssent souhaiter les libertés qu’annoncent ce boulversement, les laquais, par la voie de Firs, s’en effraient : la servitude volontaire vaut sûrement mieux que le désordre…. La révolution pointe…

Le suicide que narre Anton Tchekhov dans sa dernière scène pièce (1904), Alain Françon le met en scène avec une élégance toute aristocratique. Ses décors d’un réalisme simple cachent une technique habile ; ils sont mis en valeur d’une manière presque spirituelle : par un bain de lumière dans lequel les comédiens évoluent avec une grâce naturelle. Jean-Paul Roussillon en laquais octogénaire, a l’air, tel un Molière, de succomber sur scène tandis que Dominique Valadié incarne Loubiov avec une fraîcheur que ne saurait lui autoriser l’âge du personnage signifiant ainsi un insouciant mode de vie. Au milieu de toute cette clarté, les tours de magie de l’exentrique gouvernante (Irina Dalle) rappellent le sujet en scène : l’illusion… L’illusion d’une classe épicurienne comme celle de la Révolution…

A voir pour le texte, pour la mise en scène, pour le jeu des acteurs, la magie créée et la lumière dégagée… à voir pour saluer Alain Françon qui, par Tchekhov, signe à la Colline sa dernière création (le metteur en scène quitte le théâtre en 2010) !

La Cerisaie, d’Anton Tchekhov, au théâtre de la Colline, jusqu’au 10 mai 2009, du mercredi au samedi 20h30, mardi 19h30, dim 15h30, relâche lundi, 27 euros, 19 euros le mardi, 13 euros pour les moins de 30 ans. 15 rue Malte Brun, Paris 20e, Métro Gambetta. 01 44 62 52 52. Pour réserver en ligne : http://www.3emeacte.com/colline/Seances.aspx?manif=00000000-0000-0000-0134-000000000077
Marie Barral

Article paru le 30 mars dans la boite à sorties

dimanche 19 avril 2009

Roman : De A à X, de John Berger


De A à X… à peu de chose près, de l’alpha à l’oméga… Faute de mariage, Aïda ne peut visiter Xavier, son amant condamné à la prison à vie. Ce sont donc ses mots qui devront faire le lien, remplacer sa voix, ses mains, ses seins… Dans ses courriers, elle raconte tout ou presque. Sur le ton de l’amoureuse qui va retrouver son homme dans la soirée, elle dépeint les malheurs des clients de la pharmacie, les nuits sur le toit à écosser des pois, les anecdotes des voisins de palier. Chaque petit rien est, sous sa plume, matière à philosopher, et surtout, prétexte à peupler la cellule n°73, comme si envoyer une lettre revenait à ouvrir grand les fenêtres, à aérer… Alors sur les ruines de la prison envolée, se construit une pagode, futur temple des amours d’Aïda et Xavier.


John Berger est, dans son dernier opus, fidèle à lui-même : lorsqu’il écrit, fusse une histoire d’amour, il ne conte pas fleurette, il milite ; ses amants sont des activistes. Xavier est incarcéré pour terrorisme et Aïda, qui a elle-même déjà fait plusieurs séjours en prison, couvre ses activités par des parties de canasta. La force qui se dégage de ses lettres, elle la tire de leur combat, cause et justification de l’absence, des cicatrices aux poignets de son “guapo” qu’elle caresse en pensée : « nous sommes dans un futur qui a déjà commencé et qui porte nos noms » (p 43). La révolution l’a propulsée avec Xavier hors du temps et les lettres ont fini le travail commencé sur les pavés. L’éternité de cet histoire n’est-elle d’ailleurs pas signifiée par la ville de la prison dans laquelle tous deux se sont enfermés (et de laquelle ils se sont échappés) : Suse ? Sur un atlas contemporain, point de Suse, à peine quelques vestiges iraniens. En revanche, dans un livre d’histoire, ce nom abrite une prestigieuse cité de l’Empire perse archéménide. Vieille comme le monde, usée par la volonté des guérilleros et par celle des soldats qui leur font face, la révolution des deux amants n’en est pas moins urgente, moderne, les quelques mots griffonnés derrière les courriers le prouvent… Un manuel politique à lire comme un poème…


” Le luth ne ressemble à aucun autre instrument, dit-elle. Dès que tu enlaces un luth, il devient un homme ! Tu joues de l’homme, ça se sent tout de suite. Tu pinces les cordes -sept, treize ou vingt et une, au choix-, et tu pinces les cordes de sa poitrine, de son cou, de ses épaules.” (p 52)

De A à X, de John Berger, Ed de l’Olivier, février 2009, 207 p.
Marie Barral
Article paru dans La Boîte à sorties le 4 mars 2009

“Les Portes du ciel, visions du monde dans l’Egypte ancienne” au musée du Louvre


En ce moment et jusqu’au 29 juin, le musée du Louvre ouvre les portes du ciel egyptien. Une expo passionnante….


Proposer au visiteur une exposition sur l’Egypte ancienne n’est guère risqué reconnaissent les agents du musée : le sujet attire les foules. Une tendance qui semble, en ce début du mois de mars, une fois encore vérifiée.


Dans l’Egypte ancienne, les Portes du ciel étaient les battants du tabernacle derrière lesquelles se cachait la statue d’un dieu ; mais aussi, -les Egyptiens aimaient les superpositions-, les différentes portes par lesquelles les défunts devaient passer pour atteindre la demeure d’Osiris.
Seth a tué Osiris pour prendre sa place sur le trône. Il a, par la suite, profané puis dépecé le corps de son frère en mille morceaux. Isis, l’épouse d’Osiris, a réussi à reconstituer le cadavre, l’a embaumé puis ressuscité un bref instant, tout juste le temps de lui faire un enfant, Horus, qui adulte, devint le souverain d’Egypte.
Ci-dessus : Statuette représentant le dieu Osiris, IVe - IIIe siècle av. J.-C, © 2006 Musée du Louvre /Georges Poncet

Première momie, Osiris devint le dieu des morts. Ce sera devant lui que les âmes égyptiennes, après avoir parcouru maints obstacles et franchi maintes portes, présenteront, matérialisé sous la forme d’un scarabée, leur coeur. Si, à la pesée, le coeur n’est pas plus lourd que la plume sacrée (image de la déesse Maât qui incarne l’ordre social), le défunt pourra rester auprès d’Osiris dans la Douat, là où plonge le soleil à la nuit tombée, tandis que certaines de ses composantes pourront faire des allers-retours entre les mondes visibles et invisibles. A l’inverse, si le coeur est trop lourd, c’est la grande Dévoreuse qui attend le pauvre défunt…


Voici, très schématiquement, le chemin du défunt après sa mort. Comme le panthéon de l’Egypte ancienne, la cartographie de l’Au-delà est un brin compliquée… à tel point que pour s’y retrouver, Pharaons puis nobles prennent soin de se faire enterrer avec, sur un papyrus, les différentes formules magiques nécessaires pour arriver jusqu’à Osiris. Ce précieux document, qui pouvait coûter jusqu’à 6 mois de salaire, était appelé « Livre des morts ».



Ci-dessus : Ornement funéraire (pectoral) représentant la régénération du soleil, © 2004 Musée du Louvre / Christian Décamps


Tel un Livre des morts, l’Exposition du Louvre tente de guider les touristes dans les cieux égyptiens. Comme le soleil, et avec lui les composantes “vagabondes” (mais pas moins heureuses) du défunt, les visiteurs effectueront un trajet circulaire, s’ouvrant ainsi la possibilité d’un éternel recommencement (pourquoi pas ? L’exposition est très riche, et la pensée de l’Egypte antique si complexe). Sur le trajet du mort égyptien, des portes protégées par de consciencieux gardiens, des déserts ou de paradisiaques jardins(La Campagne des Roseaux ou celle des Offrandes). Sur celui des vivants, au Louvre, des récits cosmogoniques égyptiens, des momies, des amulettes, des sarcophages et des extraits de Livres des morts…. Certaines de ces oeuvres n’ont pas beaucoup voyagé pour l’évènement puisqu’elles viennent du Louvre. D’autres sont habituellement logées au British Museum, en Italie, au Danemark, etc.


Pour les funérailles de “‘première classe”, l’embaumement des corps pouvait durer plus de 260 jours. L’éternité le valait bien… Pour déambuler dans les méandres de la pensée egyptienne, le visiteur doit prévoir plus de 2 heures. L’exposition le vaut bien !


Les “Portes du Ciel“: visions du monde dans l’Egypte ancienne. Louvre, hall Napoléon. Jusqu’au 29 juin 2009. Tous les jours sauf mardi, de 9 h à 20 h, nocturnes mercredi et vendredi jusqu’à 22h. Tél.: 01.40.20.53.17. M° Palais-Royal/Musée du Louvre - Bus n° 21,24,27,39,48,68,69,72,81,95. Billet Exposition « Les Portes du Ciel » : 11 € - billet jumelé (Collections permanentes et expositions) : 14 € (tarif réduit : 12 €, gratuit pour les moins de 18 ans). http://www.louvre.fr/llv/commun/home.jsp

A lire, encore et toujours, Le fabuleux héritage de l’Egypte, de Christiane Desroches Noblecourt (paru en poche en 2006 aux ed. Pocket).

Marie Barral, article paru dans La boîte à sorties le 12 mars 2009

mercredi 1 avril 2009

Le Petit Nicolas fête ses 50 ans

L'année 2009 commémore le cinquantenaire de la première publication dans la presse française des histoires du Petit Nicolas. Exposition, édition des derniers inédits et cinéma sont au programme de cet anniversaire.

L’exposition « le Petit Nicolas », du 6 mars au 7 mai, à l'Hôtel de Ville de Paris rassemble des documents inédits puisés dans les archives personnelles de René Goscinny et de Jean-Jacques Sempé établissant un émouvant dialogue entre la machine à écrire de l’un et la planche à dessin de l’autre. Pour cette première exposition en hommage au personnage du Petit Nicolas, le dessinateur Jean-Jacques Sempé a accepté de sortir de ses cartons 150 dessins originaux. De son côté, Anne Goscinny, fille unique de René Goscinny, met à la disposition des visiteurs les archives inédites de son père. Le dernier tome des inédits du Petit Nicolas, Le ballon et autres histoires inédites sort aux éditions IMAV. Ces histoires, écrites par Goscinny n’ont jamais été publiées, elles ont été écrites dans les années 50 et les manuscrits ont précieusement été conservés par sa fille Anne. Dans cet ouvrage, il y a également la toute première histoire du Petit Nicolas, « L’œuf de Pâques », parue le 29 mars 1959 dans Sud-Ouest Dimanche. Un film réalisé par Laurent Tirard sortira le 30 septembre prochain.

Le Petit Nicolas met en scène un petit garçon dans un environnement urbain pendant les années 1950, où se mêlent l'humour et la tendresse de l'enfance. Le personnage, identifié par un dessin au trait, nous livre ses pensées intimes grâce à un langage d'enfant créé par Goscinny. Les thèmes sont, bien sûr et avant tout, ceux de l'enfance (comme la camaraderie, les disputes, les rapports avec la maîtresse d'école, les premières amourettes) mais Goscinny décrypte également le monde complexe des adultes : rapports entre voisins, avec son patron, avec une belle-famille, l'éducation, disputes familiales, etc. Contemporain d’un gaullisme triomphant, le Petit Nicolas décrit dans son vocabulaire d’enfant narrateur un monde qui change à toute vitesse (on voit ainsi apparaître dans Le Ballon, à la fois la télévision, le judo et le supermarché). Loin d’un angélisme puéril, les livres sont des sortes de comédies sociales, le monde des adultes semblant un peu ridicule vu par des yeux d’enfants.

Les aventures du Petit Nicolas ont bercé des générations entières, les parents l’achètent parce qu’ils veulent transmettre une lecture d’enfance. Les deux précédents tomes des Histoires inédites ont été un cadeau très couru pour Noël (plus d’un million de vente pour les deux volumes). Puis il y a eu un deuxième public car les enfants se le sont appropriés, en dehors de toute prescription scolaire. Il séduit aussi un public de jeunes adultes. Le Petit Nicolas est un « long-seller » indémodable. Depuis la date de la première parution du Petit Nicolas, ses aventures se sont vendues à douze millions d’exemplaires. Sûrement grâce à ses bêtises qui font toujours écho aux enfants d’aujourd’hui, il y a aussi son effronterie et sa propension à faire le contraire de ce que demandent les adultes. Le Petit Nicolas traite des peurs enfantines.

Origine et publications
En 1956, sous le pseudonyme d'« Agostini », Goscinny signe dans un journal belge, Le Moustique, les premiers scénarii du Petit Nicolas dessiné par Sempé. Le journal avait commencé par demander à Sempé un dessin humoristique avec un petit garçon, il l’appelle Nicolas en voyant une publicité pour les Vins Nicolas. Il apporte son dessin à l’agence World Press qui le transmet à Moustique, c’est là qu’il rencontre Goscinny. Les éditions Dupuis demande à Sempé de transformer le Petit Nicolas en bande dessinée, il demande à Goscinny d’écrire les textes. Vingt-huit gags (une page par semaine) écrits par Goscinny et dessinés par Sempé paraissent dans Le Moustique, entre 1956 et 1958. Mais Sempé ne se sent pas à l'aise dans son rôle de dessinateur de bande dessinée. Ils abandonnent.

En 1959, Henri Amouroux demande au duo de reprendre leur personnage pour le numéro de Pâques de Sud-Ouest Dimanche. Goscinny et Sempé réalisent une nouvelle illustrée. Le succès auprès des lecteurs est immédiat. Et le journal leur demande de continuer. À l’origine, il n’était prévu qu’un seul épisode des aventures du Petit Nicolas. Mais le courrier des lecteurs est unanime et le journal leur demande de continuer. Commence alors l’incroyable saga. Quelques mois plus tard, en octobre 1959, Le Petit Nicolas fait une entrée remarquée dans un nouveau journal pour la jeunesse, Pilote.


Exposition « le Petit Nicolas », du 6 mars au 7 mai, à l'Hôtel de Ville de Paris, Tsj sauf dim et fêtes de 10h à 19h, entrée libre
"Le Petit Nicolas : Le ballon et autres histoires inédites" René Goscinny & Jean-Jacques Sempé, IMAV Editions, 19€

Les jardins dévastés de Jorge Volpi

Né en 1968, Jorge Volpi est considéré comme l'un des auteurs mexicains les plus importants. Il est l'un des membres du "Crack", un mouvement littéraire dont le manifeste rejette la facilité des best-sellers et revendique une littérature épurée, aux antipodes du réalisme magique. Le narrateur du "Jardin dévasté" est mexicain, universitaire, il revient au pays après quinze ans d’exil. Il doit rédiger un article sur l’humanité et la guerre d’Irak. A des kilomètres de là, Leïla, une jeune Irakienne qui vient de perdre son mari et sa fille décide de partir seule, sur leurs traces, de Mossoul à Kirkouk.

Il y a plusieurs "jardins dévastés" dans ce roman : le Mexique, l’Irak mais aussi des personnages comme Ana, Leïla ou même le narrateur. Le Mexique a fait les frais de son fantasme révolutionnaire : les révolutionnaires sont devenus les bureaucrates qu’ils exécraient auparavant. La libération de l’Irak a échoué et la guerre en a fait un pays ravagé. Ana, quant à elle, est des plus dévastés. L'amante du narateur ne parvient pas à détester son père pourtant absent ou violent. Le narrateur lui-même est consterné par la tournure qu’a pris le jardin de ses parents qu’il admirait petit. Il est devenu une jungle depuis que son père a abandonné l’idée d’être heureux. Métaphore d’un drôle de pays. Quant à Leïla, l’Irakienne, elle vivait avant la guerre dans un pays où elle pouvait porter des pantalons, étudier l’informatique… Maintenant, son don, l’oreille absolue, ne lui permet plus que de reconnaître les bruits de la guerre.

Face à ce que l’on peut appeler un désastre, quelles sont les différentes postures possibles ? Les amis du narrateur sont devenus sans culpabilité aucune les bureaucrates du pays, oubliant leurs années de révolution. L’auteur, quant à lui, entre cynisme et désespoir, se retrouve dans une apostasie pour toute foi qu'elle soit religieuse, politique ou même humaine. Leïla, pour survivre à ce désastre et à la recherche de ses frères, se donne au fondamentalisme, accepte de mourir pour cela. Si le Prophète promet des jardins avec des eaux souterraines et des amours où le plaisir ne s’assouvit jamais, pourquoi ne pas accepter de mourir, quitter un jardin dévasté ? Un djinn accompagne Leïla : les vœux qu'elle lui adresse en échange de sa propre mort, tel un sacrifice, démontrent son profond humanisme. Ana, elle, est empêtrée dans ses angoisses existentielles. Le narrateur a beau la soutenir, c'est pour mieux éprouver son pouvoir. Ana se met à croire en Dieu pour se sauver, le narrateur est jaloux de Dieu ! C’est dire sa fascination pour le pouvoir.

La vanité de l’exil
L'exil du narrateur, durant quinze ans, est lié à un écœurement de son pays, caractérisé notamment par les fraudes électorales de 1985. Face à ce personnage qui s’est plongé dans le cynisme pour s’en sortir, Leïla est celle qui accepte que la mort la suive et soit la fin : « Il n’y a pas de crime : les innocents iront de toute façon au paradis. » (p.52). Finalement, Dieu, très présent au fil de ces cours chapitres. Face à cette omnipotence ressort la vanité des hommes. Le narrateur fuit dans l’ « impermanence » mais il reste intrus, étranger dans son propre pays de « hyènes ». Il est un éternel retour et un éternel ennui.
Mais que fuit-il réellement ? Sa lâcheté politique, il ne veut plus se battre, est désillusionné, mais aussi amoureuse. Les démons du narrateur sont plus réellement intérieurs : ses histoires d’amour. Finalement, ce qu’il a fui n’est-il pas plus sûrement son histoire d’amour avec Ana ? Quinze après, c’est elle qu’il revient voir.

« Que signifie la douleur des autres ? »
Les démons intérieurs du narrateur sont la politique et l’amour/le sexe : « Pour ce qui touche à la guerre et au sexe, les corps sont interchangeables. » (p.46). En tant qu’intellectuel, le narrateur s’intéresse politiquement au sort de Leïla mais il ne connaîtra jamais sa réelle douleur. C’est sûrement l’inconnaissance de cette douleur qui fait que l’on ne peut pas comprendre le terrorisme. Pourtant affirme le narrateur, « Le terrorisme est un humanisme » : « Le terroriste ne méprise pas la vie, comme le serinent les partisans de la manière forte. Il sait qu’il est la seule monnaie d’échange qui vaille avec son ennemi (…) il démontre que nous sommes tous égaux devant la mort. » (p.51)
Le narrateur a beau se scandaliser à la télévision, s’en prendre à la politique extérieure mexicaine, à l’ONU, aux Américains, le narrateur est en sûreté dans la nuit pendant que Leïla marche dans le désert : « Y a-t-il quelque chose qui nous unit ? ». Leïla et les victimes de guerre ne sont que des chiffres, des abstractions. Le narrateur fait preuve d’un grand pessimisme quand à l’humanité, cette « ineptie » : « Les individus de notre espèce naissent et meurent seuls (…) Pourquoi devrais-je gémir sur le sort d’une jeune Irakienne perdue au milieu du désert ? » (p.29) ; « Nul ne nous sauve ni ne nous condamne » (p.33).

Finalement, Ana est plus concernée par la politique que le narrateur car elle n’a pas intellectualisé cela, « Son anarchisme est autobiographique ». Quand le narrateur revient dans ce pays, il voudrait faire sienne cette colère. Mais il constate finalement que nous ne sommes préoccupés que par nous-mêmes : « Si je consacrais à la compassion le temps que je réserve à la luxure. » (p.104) et qu’il est passé à cette indifférence extrême pour ne plus avoir à vivre dans une hypersensibilité. L’amour n’échappe pas plus à cet égoïsme ambiant : « On aime des corps vides ; le désir fabrique notre urgence (…) Nous ne copulons qu’avec des inconnus. » (p.62) ; « Hommes et femmes sont ennemis. (…) C’est une guerre dans laquelle l’un se bat pour se reproduire et fuir, l’autre pour se reproduire et renier la fuite. » (p.37). L’amour semble faire les frais d’une éternelle guerre.

"Le jardin dévasté" (El jardin devastado) Jorge Volpi. Traduit de l'espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli
, Seuil 18 €

Mangareva, Panthéon de Polynésie

Mangareva est située à 1700 km au sud-est de Tahiti, elle est la plus importante des quatorze îles qui constituent l’archipel des Gambier, au cœur de la Polynésie. Elle a été découverte en 1797 par le capitaine James Wilson. Les premiers contacts entre Mangaréviens et Occidentaux sont mauvais : J. Wilson (en 1797) ne peut accoster, Beechey (en 1832) est confronté à l’hostilité des habitants. Les pères catholiques arrivent en 1834 : un an plus tard, les Mangaréviens se convertissent massivement à la religion chrétienne. Les rares pièces rescapées sont rapportées en Europe dès 1832 pour donner la mesure de la superstition et des coutumes barbares de cette population lointaine. Les douze objets cultuels en bois présentés dans l’exposition forment un panthéon unique qui permettent à Mangareva de retrouver ses dieux mis à mal par les élans iconoclastes de l’Occident.

L’archipel des Gambier fait partie des dernières terres atteintes par l’homme dans son exploration du Pacifique. Les populations locutrices des langues dites « austronésiennes » sont sûrement originaires des zones côtières de Chine du Sud. Elles s’établissent d’abord à Taiwan vers 3500 av JC puis se répandent progressivement vers les Philippines et l’Indonésie. Certains s’installent dans l’ouest du Pacifique durant le 2ème millénaire avant JC, ils ont des contacts avec des populations parlant des langues papoues déjà présentes dans la région depuis au moins trente-six mille ans. La progression de ces populations dans le Pacifique semble marquer une pause à partir de 900 avant notre ère et pendant mille ans. On estime que vers 1000 après JC, les Polynésiens réussirent même à atteindre le continent américain dont ils rapportèrent la patate douce.

A l’état naturel, l’archipel n’offrait que peu de ressources végétales ; aussi, ce sont les hommes qui apportèrent les arbres et les plantes indispensables à leur alimentation. En plus des ressources carnées tirées de l’immense lagon, il existe un réseau d’échanges avec des îles situées plus à l’est possédant des ressources complémentaires de celles des îles Gambier. Une pression excessive de la population devenue plus nombreuse sur un milieu terrestre limité et fragile, conjuguée à une dégradation climatique comparable à celle que connût l’île de Pâques, est probablement à l’origine de la profonde crise écologique qui frappa l’archipel dans les derniers siècles avant l’arrivée des Européens.

Une culture paradoxalement bien conservée
Paradoxalement, alors que la culture mangarévienne originelle est celle qui a été le plus rapidement et radicalement éradiquée par les Occidentaux en Polynésie, elle est celle sur laquelle on a le plus d’informations grâce aux pères de l’ordre de Picpus, surtout Honoré Laval qui a réalisé un travail rigoureux et passionné. Il fait transcrire les traditions orales mangaréviennes. Il a consacré près de trente ans de sa vie à la rédaction de son manuscrit : la mythologie, les légendes, la généalogie des chefs, les chants et les contes y sont retranscrits avec l’objectivité d’un ethnographe.

Comme dans toutes les généalogies polynésiennes, l’origine des chefs remonte aux dieux. Il y les dieux majeurs et leurs descendants directs. Le dernier né donne naissance à Tiki considéré comme à l’origine des Mangaréviens car il refuse de retourner dans le monde des dieux. Avec sa femme, il devient le créateur de l’humanité. Tururei est le premier chef issu de Mangareva, son règne se situe vers 1250 après JC. A partir de cette époque une succession de puissants chefs viennent de Hiva. Tupa, le premier, impose un système d’organisation sociale et religieuse fondé sur le modèle culturel polynésien le plus évolué, lequel repose sur un culte religieux pratiqué par des prêtres médiums entre les dieux et les hommes et sur une société hautement hiérarchisée régie par un chef, akariki. Puis la vie des chefferies se résume à une lutte féroce pour l’espace. Te Maputeoa est le dernier chef de la dynastie, il est baptisé par les missionnaires français en 1836 et porte désormais le nom de Gregorio.

« Îlots perdu au beau milieu du Pacifique… Lieu de passage des Polynésiens lors de la colonisation des îles les plus reculées du vaste océan… Terre d’une concurrence farouche et meurtrière entre une communauté condamnée à partager un espace marin important mais avec des ressources terrestres limitées et fragiles… Culture millénaire balayée en l’espace de quelques mois par la foudroyante conversion aux dogmes chrétiens, et paradoxalement conservée comme nulle part ailleurs par ceux-là même qui avaient provoqué le radical changement, tous ces éléments ont participé à faire de l’identité, de la culture et de l’histoire de Mangareva un cas unique et fascinant. »

La représentation humaine à Mangareva
Les types des supports divins diffèrent d’une aire culturelle à l’autre et même d’une île à l’autre, mais seule la statuaire anthropomorphe est présente dans l’ensemble du triangle polynésien. Ce qui implique que ce mode de représentation existait probablement déjà lorsque les Polynésiens colonisèrent les îles. Contrairement au reste de la Polynésie, il apparaît que la statuaire de Mangareva est restreinte à des statues de divinités en bois comprises entre 50 cm et un peu plus d’1 mètre, appelés tiki.

Cette statuaire reste mystérieuse car il ne reste actuellement que huit statues sauvées des autodafés organisés par les missionnaires. Elles étaient conservées dans de petits abris sacrés appelés ‘are tiki, intégrés aux structures de culte. Les prêtres les traitaient comme des êtres vivants (offrandes nourriture et d’objets précieux). Exclusivement masculines, ces figures étaient vêtues d’un maro, sorte de cache-sexe et portaient un turban sur la tête. La confection des statues étaient réservée aux experts sculpteurs. De manière globale, en Polynésie, la forme de la statuaire sur bois est contrainte par le volume cylindrique du tronc.

Ce qui distingue fondamentalement la statuaire anthropomorphe mangarévienne est son naturalisme : les corps sont fluets, sans musculature ; les proportions de l’ensemble et les éléments du corps sont traités avec réalisme. Il y a cependant des éléments stylisées de formes géométriques. La statuaire mangarévienne est remarquable car elle réunit des caractéristiques spécifiques à des aires culturelles polynésiennes dont les styles présentent des différences fondamentales. Héritier de la culture archaïque de la Polynésie centrale, le style mangarévien a fortement subi l’influence des cultures véhiculées par les réseaux de contacts entretenus avec les aires voisines. Au sien d’un relatif isolement, sa culture a connu un épanouissement qui a développé des spécificités uniques en Polynésie.

Exposition au Musée du Quai Branly du 3 février au 10 mai 2009
Exposition présentée au musée de Tahiti et des Îles – Te Fare Manaha sous la direction de Jean-Marc Pambrun du 24 juin au 24 septembre 2009

"Mangareve, panthéon de Polynésie" Collectif, Coédition musée du quai Branly / Somogy, 19.50€
 
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