samedi 16 janvier 2010

We want Miles

Demain s’achève, à la Cité de la musique, l’exposition consacrée à Miles Davis. Pour ceux qui ne l’auraient pas vu, voici un retour sur la vie d’un des musiciens les plus importants du siècle dernier. Dans un milieu, le jazz, riche en personnages excentriques, Miles tient le haut de l’affiche. Faisant sa révolution tout les cinq ans, perdant son public pour le gagner à nouveau, sa musique mue en permanence et pourtant en quelques notes, on la reconnaît. C’est parce que l’on ne peut sûrement pas comprendre cette musique sans connaître l’homme, et inversement, parce que Miles incarne le jazz qu’il n’est pas inutile de revenir sur sa vie. C’est en tout cas la thèse développée dans le riche catalogue de l’exposition écrit en grande partie par Vincent Bessières, commissaire de l'exposition.

Un bourgeois entré en jazz

Miles est le troisième du nom dans la famille Davis : le premier, le grand-père, aurait interdit la pratique de la musique à ses enfants pour leur éviter la fréquentation des bouges, seule place pour un musicien noire dans l’Amérique blanche ; Miles II, né en 1900, sera dentiste après de brillantes études. Il épouse Cleota H. Henry et s’installe dans l’Illinois ; Miles III naît en 1926. La famille Davis est adoptée par l’élite noire d’East Saint Louis. Son père en impose par sa fierté raciale et son aisance sociale. Déjà le destin de Miles Davis est singulier dans le monde du jazz à forte composante populaire.

Ses parents ne sont pas tellement sensible à la musique, ils auraient préféré que leurs fils se consacre à de brillantes études ou, tout du moins, qu'il préfère le violon à la trompette. Cependant, à 9 ans, on lui offre un cornet. Plus tard, un ami de son père, Elwood Buchanan qui appartient à l’école de Saint Louis, lui donne des leçons et conseille l’achat d’une trompette. C’est le cadeau de son 13ème anniversaire. Au gré des tournées passant par Saint Louis, Miles Davis a l’occasion de jammer avec des musiciens dont Charlie Parker, chef de file du bebop. On le convainc que son avenir est à New-York ; le bebop est une avant-garde qui le fascine, il se développe dans un contexte social particulier, celui d’une revendication d’une nouvelle génération noire ; les musiciens noirs sont lassés de jouer les amuseurs de l’Amérique blanche. Malgré les réticences parentales, fin 1944, Miles Davis part à New-York, prend des cours qu’il abandonne vite. Cette incursion dans la vie new-yorkaise où il rencontre des musiciens, fréquentent des clubs et rejoint parfois sur scène ses idoles, lui est permis par les largesses financières de son père, ce qui ne manque pas de susciter l’incompréhension dans le milieu du jazz. A New-York En octobre, Charlie Parker l’engage dans son quintette dont il deviendra le directeur musical jusqu’à la fin 1948.

Miles Davis devient une star

Avec l’arrangeur Gil Evans et le saxophoniste Gerry Mulligan, Miles Davis crée un orchestre de neuf pupitres, un nonette qui produit une musique qui rompt avec tous les critères du divertissement. Miles voulait rendre le jazz d’avant-garde plus lisible mais le public se montre perplexe. Cependant l’orchestre entre en studio et Miles se fait déjà remarqué par sa décontraction et son intensité. C’est à Paris, pour la première fois, que Miles Davis est vu comme une star, il y a été invité à rejoindre le big band du pianiste et arrangeur Tadd Dameron au Festival de Jazz. Le 8 mai, à la salle Pleyel, il joue un bop plus flamboyant que jamais mais faisant également entendre des tournures bien à lui. Boris Vian l’introduit auprès d’intellectuels français et le pilote dans Paris, le trompettiste découvre une liberté jusque là interdite, le fait même de sortir avec une femme blanche, Juliette Gréco.

En 1950, Miles est nommé meilleur trompettiste de l’année en même temps qu’il tombe dans les drogues dures. Il met même sa trompette au mont-de-piété pour subvenir à ses besoins. Des prostituées s’occupent de lui et il fréquente aussi des filles de bonne famille, comme écartelé entre ses origines bourgeoises et le milieu musical new-yorkais. Après plusieurs rechutes, Miles enregistre à nouveau pour de petites maisons dévouées au jazz comme Blue Note et Prestige. Puis, à partir des années 1950, Columbia mène une grosse politique de signatures dans le domaine du jazz. Le label de jazz le plus puissant du moment le fait signer et lui attribue un agent. Le Miles Davis Quintet devient l’un des orchestres phares de la scène contemporaine et le trompettiste profite de ce succès pour devenir de plus en plus exigeant, réduisant sa prestation dans les clubs à trois puis deux sets. En public, il adopte un comportement imprévisible, hautain, voire arrogant.

Ascenseur pour l’échafaud. A l’automne 1957, le producteur Marcel Romano lui propose une tournée en Europe avec un quintette. Mais le succès n’est pas au rendez-vous, aussi Miles Davis se retrouve comme en vacances à Paris, loin des soucis de sa vie new-yorkaise, se rend au Club Saint-Germain tous les soirs. Ce club était alors fréquenté par deux assistants de Louis Malle qui venait de tourner Ascenseur pour l’échafaud et qui se trouvait en panne de musique. Emerge alors l’idée de demander à Miles Davis de composer. Plus tard, il composera dans la journée la fameuse ligne de contrebasse qui accompagne la marche désespérée de Jeanne Moreau tout au long du film.

Les hauts et les bas de Miles Davis

En 1960, Miles Davis semble être un homme comblé. Revenu de l’enfer, il vient de signer quatre des plus grands chefs d’œuvre du jazz : Miles Ahead, Milestones, Porgy and Bess et Kind of Blue ; ses collaborations avec Gil Evans lui ont permis d’élargir son public au-delà de la sphère du jazz ; le magazine Life le présente comme un modèle de réussite parmi la communauté noire ; ses concerts new-yorkais sont fréquentés par des célébrités. Puis, il est affecté par plusieurs événements : des heurts racistes avec la police, la découverte d’une maladie héréditaire qui le fait souffrir de la hanche gauche (les antidouleurs et la prise de drogue ne fait pas bon ménage) et une brouille avec Teo Macero le chasse des studios. Lassé de jouer dans les clubs où l’alcool et la drogue sont des tentations permanentes, Miles Davis espace les engagements. Après l’été, c’est dans une forme retrouvée, qu’il retourne en studio pour enregistrer Miles Smiles. Le nouveau répertoire se démarque radicalement de celui des standards. Miles Davis met en valeur le talent de compositeur de ses musiciens (Tony Williams a commencé à enregistrer ses propres albums chez Blue Note, Herbie Hancock s’est maintenant fait reconnaître, Ron Carter compose également).

L’émergence de nouveaux courants musicaux éclipse le jazz et Columbia veut réorienter son catalogue en se débarrassant des jazzmen. Star du catalogue, Miles Davis sera conservé mais au prix de grosses pressions. Clive Davis, le patron de la Columbia, a pris la tête d’une campagne publicitaire agressive en faveur d’un rapprochement entre jazz et pop, il encourage Miles Davis dans cette direction afin de rajeunir son public. Une orientation funk est audible depuis « Stuff » (Miles in the Sky), « Frelon brun » (Filles de Kilimanjaro). Miles Davis écoute désormais les rythmiques funk des musiques populaires noires. La Columbia incite Miles Davis à jouer sur des scènes rock, mais il refuse de se produire en première partie de « ces enfoirés de gamin blancs à cheveux longs » ; il fait des concessions à condition de s’adresser à un public noir. Miles Davis ne joue plus que de la trompette électrique, au son généralement déformé par une pédale wah-wah qui rapproche son phrasé et sa sonorité de l’univers de Jimi Hendrix. Le dos au public, tourné vers ses musiciens, il dirige du regard les changements de tempo, les entrées et sorties instrumentales. Cependant sa musique peine à se renouveler. Au début de 1973, gagné par la déprime, il parle de se retirer. Il n’a pas mis les pieds dans un studio depuis juin 1970.

La retraite. Rien ne va plus dans la vie de Miles Davis. Sur le plan musical, peut-être est-il venu au bout ? Exaspéré par le succès du jazz-rock blanc, il a en tout cas échoué dans son objectif d’atteindre le public noir malgré la radicalisation de sa musique en direction du funk. Il s’enfonce dans une déprime grandissante, les incidents de santé se multiplient, aggravés par la consommation de drogue et d’alcool. A partir de 1973, Miles Davis s’enferme progressivement chez lui. Sa consommation de cocaïne lui coûte cinq cents dollars par jour et son contrat arrive à échéance ; la compagnie lui alloue une pension en espérant qu’il revienne en studio mais Miles Davis est coupé de toute actualité musicale. « Jouer quoi ? J’ai déjà tout joué. », répond-il quand on l’incite à revenir.

L’icône

La sœur de Miles Davis, Cisely Tyson, une ancienne compagne avec qui il finira par se marier en 1981, viennent remettre de l’ordre dans la vie de Miles Davis. Le répertoire prend une tournure de plus en plus pop lors de l’enregistrement de l’album You’re under Arrest. L’album rencontre un succès immédiat mais le monde du jazz est inquiet quant à l’avenir du trompettiste. Au fil des concerts, l’orchestre, ciselant les scénarios et peaufinant les nuances, acquiert une perfection dans le domaine qui est le sien, illustrant les capacités de Miles : les musiciens se souviennent d’un Miles fort différent de la légende, chaleureux, tendre, attentif, joyeux et plein d’humour : heureux sûrement de ce retour à la vie et au succès ; il apprécie de pouvoir devenir une sorte de pygmalion pour de jeunes musiciens. Il dégage une aura qui sait faire oublier le revers de la médaille car il sait toujours se montrer méprisant, arrogant, grossier et cruel.Davis Miles avait fait des choix musicaux radicaux de 1964 à 1975, puis ses musiques étaient devenues toujours plus formatées, comme se pliant à la frivolité des années 80 ; coupé du monde, il n’était tenu au courant de la vie musicale que par ouï-dire. En septembre 1991, Miles Davis est admis à l’hôpital, il a 65 ans où il mourra parce qu’il refusait de se faire intuber.

Et le commissaire d’exposition, Vincent Bessières, de conclure que la musique de Miles est noire parce qu’elle absorbe et récuse une certaine luminosité que le jazz porte depuis ses origines. Louis Armstrong, Count Basie, Duke Ellington avaient une dimension joyeuse à laquelle Miles Davis oppose un art qui s’attarde sur les ombres. Miles Davis, lui, continue toujours de s’orienter « vers ce qui n’existe pas, ce qui n’a pas droit de cité, ce qui n’est pas légitime : il croit en la capacité du jazz à se métamorphoser ». Il a cette fierté de penser que le jazz ne s’arrête pas aux portes de sa communauté et refuse de le considérer comme un langage fini, une gymnastique virtuose, un art fermé sur ses codes.

Franck Bergerot, Vincent Bessières, We Want Miles, éditions Textuel, parution le 7 octobre 2009, 39€

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