mercredi 21 décembre 2011

« La plus belle histoire des femmes », Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski et Nicole Bacharan

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

A une époque où le droit des femmes semble acquis, si ce n’est dans les faits en tout cas dans sa philosophie, il est bon de rappeler le chemin parcouru. Cela permet aussi de savoir que nous ne sommes pas au bout de la route tant la domination masculine a structuré l’entièreté de nos sociétés et nos cultures : « Partout, de tout temps et en tout lieu, le masculin est considéré comme supérieur au féminin ».

L’échange de ces quatre femmes nous amène à explorer la place de la femme dans les différentes sociétés que ce soit à travers les époques et les cultures et les complexes à l’œuvre depuis la nuit des temps. Ces chapitres intitulés « De la différence à la hiérarchie » ou « Le pouvoir par la violence » sont aussi l’occasion de brèves anecdotes qui en disent parfois aussi long que les théories sociologiques et féministes. Ainsi, à propos de la stérilité qui a toujours porté atteinte à l’identité féminine, Françoise Héritier nous raconte que chez les Nuer d’Afrique occidentale, une femme mariée reconnue stérile rejoignait finalement sa famille en tant que fils et frère, elle est désormais considérée comme un homme : elle peut constituer du bétail et acquérir une ou plusieurs épouses.

Ainsi, il est urgent de rappeler d’où nous venons et de remettre en perspective des thèmes qui restent d’actualité dans nos sociétés modernes, ainsi en est-il de la prostitution qui, rappelons-le, n’a jamais été envisagé comme un choix professionnel parmi d’autres !

« La plus belle histoire des femmes », Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski et Nicole Bacharan, Seuil

jeudi 15 décembre 2011

"Tu verras" de Nicolas Fargues

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

Les pages du dernier roman de Nicolas Fargues disent l’insurmontable douleur d’un père face à la perte de son fils adolescent. Lui qui avait tout faitpour garder le petit garçon qu’il connaissait et nié l’adolescent verra son voeu malheureusement exaucé : Clément restera un enfant de douze ans, éternellement.

Et, puisque ce n’est pas le fils qui verra que son père avait raison quand il lui disait de remonter son jean et d’ôter les écouteurs de son iPod, c’est ce dernier qui apprendra ce qu’est une vie brute de douleur et d’une injustice que même les mots peinent à dire. C’est d’ailleurs ce qu’un autre écrivain publié chez POL relevait dans son dernier roman récompensé : si le dur mot d’orphelin existe, il n’y en a point pour désigner ces parents qui perdent un enfant. Une douleur indicible à laquelle s’attaque pourtant Nicolas Fargues.

Alors, pour décrire cette vie vidée d’un sens qui était avant évident, l’auteur suit ce père, sa désolation, ses brusques montées de chagrin et ses souvenirs déclenchés par la moindre canette de Coca traînant sur la banquette d’une voiture. Il aura donc fallu ce drame pour que le narrateur sache quel père il était, quelles erreurs commises, quelles colères injustifiées et comment il apprit à aimer son fils. Et ce cruel aveu : « Aimer son enfant, est-ce en aimer un autre que soi ou bien continuer de s’aimer soi-même, mais sans s’accabler de la mauvaise conscience d’être égoïste ? » . Si cela est vrai, on comprend mieux l’agacement, au bas mot, du parent devant son enfant adolescent, quand il devient un autre que lui, maintenant inaccessible.

Enfin, il y a, délicatement évoquée, la possibilité d’un autre désir souffle dans cette vie dévastée par la disparition d’un être cher. Et cette très belle fin qui parle du désir et dit encore tout l’empêchement d’être heureux : « une page blanche mais rétive à toute inscription ».

"Tu verras" Nicolas Fargues, POL

« Brasiers » de Derek Nikitas

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

Lou se croit coupable de l’assassinat de son père : si seulement elle n’avait pas insisté pour qu’il l’amène au centre commercial où elle avait planifié de voler quelques disques. En plus du vol avec préméditation, elle devra vivre avec la responsabilité de la mort de son père… Mais si seulement, la vie tenait à si peu de choses, il ne serait plus question de véritable responsabilité : Derek Nikitas va nous prouver par son récit que la vie, aussi injuste et cruelle soit-elle, a toujours ses responsables, étrangers à ceux qui toujours se croient coupables.

Le premier roman de ce jeune américain est garanti par les extraits de critiques littéraires et de commentaires de quelques auteurs qu’on tient généralement en estime. Ces slogans uniques (« Tout ce qu’écrit Derek Nikitas mérite le plus grand intérêt » , « doit être lu le plus grand nombre de lecteurs possible »…) font souvent l’inverse de l’effet escompté : le livre ne doit-il pas se suffire à lui-même ? Et, toute cette publicité ne risque-t-elle pas de décevoir finalement le lecteur ? Passée cette première barrière, on se rend vite compte en attaquant le livre que, non, « Drek Nikitas ne [nous] devra pas une nuit blanche », contrairement à ce que nous promettait la couverture.

Cependant, on est pris par l’histoire dont on veut connaître la fin, savoir ce que deviendront les personnages et à quel point ils sont maléfiques, pourquoi aussi il le sont. Et finalement, ce qui fait peur au fur et à mesure que l’on avance dans le roman, c’est de découvrir que l’ennemi est intérieur et que les apartés fantastiques et inquiétants dont Lou était la proie deviennent finalement des respirations apaisantes dans une réalité peut-être connue mais si violente.

"Brasiers" Derek Nikitas, éditions Télémaque

vendredi 9 décembre 2011

La Ballade de Pierre Michon, à l’Odéon


A l'Odéon, du 6 au 8 décembre le texte de Pierre Michon le Roi du bois était joué par Bruno Sermonne et accompagné à la viole de gambe. Bien au-delà d’une lecture-musicale, il s’agissait d’une ballade incarnée et vivante, qui révélait toute la poésie et la musicalité de l’écrivain originaire de la Creuse. Une rencontre organisé dans le cadre du cycle "Présent composé" du théâtre.

Une princesse, en forêt, soulève ses jupes pour pisser. Ce menu spectacle, deux êtres l’admirent, trois peut-être : le prince (ou est-ce un marquis ?) qui l’observe négligemment, accoudé à la fenêtre du carrosse, les bras chargés d’autant de dentelles que sa dame n'en a aux chevilles –étoffes qui sont signes, pour lui, de la hauteur de son esprit, pour elle de la douceur de sa chair- ; le jeune porcher, glanant par là, ravi d’observer, en lien et place de ses ineptes bêtes, les poétiques fesses d’une duchesse… ; et enfin le cocher, qui subrepticement, de quelques coups d’œil volés, prend sa part du festin. Ces différents regards symbolisent bien l’ordre d’un monde, et le cloisonnement de ses classes. Le porcher en sortit pourtant, de sa classe, grâce au concours du peintre Claude Le Lorrain, mais ce qu’il vit, derrière les murs de marbres et dans le reflet des argenteries, ne le convainquit pas. Revenu sur ses terres, en plein-air, il maudit le monde.

L
e Roi des bois, n’est pas une simple nouvelle se déroulant au 17e siècle, mais un conte, presque une fable (récit qui sert une vérité générale). Pour sa "lecture musicale", le texte n’est absolument pas lu mais joué par cet homme en costume noir et chemise blanche, qui, sur le minuscule plateau entre la musicienne et sa chaise, dans ce salon Roger Blin peint, doré et élargi d’un miroir, nous promène dans les bois, accompagné de la viole de gambe (basse de viole plus précisément) d’Isabelle Saint Yves d'où surgissent, par le frottement, le frappement des cordes ou de l'âme, des gredins, un sanglier, le joli soulier d’une princesse, ou la rumeur du lointain.

En metteur en scène et acteur aguerri (qui a joué entre autres avec Ariane Mnouchkine, Antoine Vitez ou Olivier Py), par son expressivité, le dynamisme de son jeu et sa capacité, en un clin d’œil, de jongler entre les émotions et les personnages, Bruno Sermonne retranscrit le rythme de cette langue poétique et ciselée qui se développe avec force d'adjectifs, de parenthèses et de disgressions, dans un lyrisme et un enthousiasme intarissable, jusqu'à en devenir haletante et effrénée. Si les textes de Pierre Michon, roi de la vivante description, sont très picturaux, la puissance du comédien, ce manant en costume, aide à dérouler devant nos yeux de grandes fresques forestières où percent non seulement les couleurs, les formes, mais aussi les moindres trouées de lumières. Impressionnistes impressionnants que ces deux peintres, Michon et Sermonne. La femme, Isabelle Saint Yves, ponctue l’œuvre d’une touche de basse de viole – instrument Renaissance par excellence-, ouvre et ferme la ballade par un extrait des Illuminations de Rimbaud, ce même poète dont Pierre Michon avait si sensiblement tiré le portrait (Rimbaud le fils).

"Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique. « Mes amis, je veux qu'elle soit reine ! » « Je veux être reine ! » Elle riait et tremblait. [...]"
Royauté, Arthur Rimbaud

Leur royauté, qui dura toute une matinée, ne fut pas beaucoup plus courte que celle du porcher...

Dans le cadre de l'opération Présent composé, ce soir, 10 décembre : La petite fille du bout du chemin, Lola Lafon, à 18h30 (Paris 6e, place de l'Odéon, métro Odéon, Tarif : 5 euros)

jeudi 24 novembre 2011

Caubère dit Benedetto : à voir urgemment

Lui est l'homme qui danse sur scène, il est Molière, le Joseph de Pagnol ou Ferdinand Faure, il est Caubère. L'autre, son frère, le visage gravé derrière, fut créateur officieux du festival d'Avignon « off » et directeur du théâtre des Carmes dans cette ville : André Benedetto (1934-2009). Ces deux « acteurs méditerranéens » Caubère sur scène, et Benedetto dans ses textes, rendent hommage à d'autres géants des mots -criés, déclamés ou écrits en lettres de sang- : Vilar, Artaud, Gilles Sandier... Urgent Crier ! est à la maison de la poésie jusqu'au 31 décembre...

Urgent Crier ! (Caubère joue Benedetto), est une pièce hors de notre temps, à voir pourtant urgemment. L'ambiance des années 60 qu'elle recréée en images, en musique et en mots, époque de Woodstock, des Doors, des beatniks, de révolutions sexuelles et politiques, semble si lointaine, ancrée seulement dans quelques images de l'Ina (Institut national de l'audiovisuel). Ouvrant la pièce, la voix de Jean Vilar, acteur-fondateur du festival d'Avignon en 1947, et ses propos -« Le théâtre est une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin... Le théâtre est donc, au premier chef, un service public. Tout comme le gaz, l'eau, l'électricité. »- nourrissent ce côté suranné. Et qui se souvient des textes de Benedetto (près de 200 pièces) pas forcément des chefs-d'œuvres, souvent mal accueillis par la presse parisienne, mais toujours vibrants et passionnés ? Ou de Gilles Sandier (1924-1984), animateur de radio (Le Masque et la Plume) critique et défenseur d'un théâtre engagé politiquement se baladant dans un Avignon chargé d'odeurs des figuiers ? Qui se soucie encore de la folie d'Antonin Artaud (si ce n'est peut-être Caubère, et cette Maison de la poésie) ?

Attention, pas de nostalgie sur le plateau : la confusion régna pendant ces années. Il y eut la guerre de Vietnam, (et Napalm de Benedetto) ou 1968 à Avignon. Cette année là, le off était entré dans le in à la suite de l'interdiction par arrêté préfectoral de La Paillasse aux seins nus (Gérard Gelas). Maurice Béjart avait alors invité la troupe bâillonnée à monter sur la scène du Palais des Papes tandis Benedetto et la jeunesse faisaient rimer le nom de Vilar avec celui d'un dictateur, « Salazar » (lui reprochant notamment d'avoir trop institutionnalisé le festival)...


Du travail de l'acteur, ce passeur

Sur la scène, qui parle de Caubère, Benedetto, Vilar, Artaud..., on ne sait pas toujours exactement (le comédien improvise) mais qu'importe, ensemble ces "acteurs-sud" rendent éloge à l'artisan-artiste : celui qui, l'esprit expurgé de la mauvaise foi et des chimères, va chercher, en Artaud halluciné, sa vérité dans ses viscères pour en faire des poèmes, celui qui crée un festival d'envergure international, ou ces techniciens grâce auxquels, avec quelques spots et deux ou trois fiches, une ambiance est restituée.

C'est ainsi que, sans rien ou presque (à peine une guitare électrique et une toile de projection vidéo), par son intelligence, son humour, ses jeux de mots, par l'amitié qu'il a porté à ses grands frères en art, par son travail, Caubère nous transporte en Méditerranée, au carrefour des quatre horizons où lui-même, le dos adossé à la croix, est voué à nous montrer le Nord... En 1969 à Aix en Provence, le futur grand comédien découvrait un metteur en scène engagé, militant, qui adaptait Eschyle pour quelques blousons noirs. C'était Benedetto. Caubère fut cloué... Par la suite, son ancrage au carrefour des horizons s'est renforcé, il a été formé par une autre comédienne militante et du Soleil, Mnouchkine, à qui il a rendu hommage dans le Roman d'un acteur, replongeant cette fois le public dans les années 70.

En écrivant sur l'artiste qui convoque le monde à ses pieds, Benedetto décrivait sans le savoir Caubère. Urgent à voir !

Caubère joue Benedetto, Urgent crier !, jusqu'au 31 décembre à la Maison de la poésie, 157 rue Saint-Martin, Paris 3e, 01 44 54 53 00 www.maisondelapoesieparis.com Métro Rambuteau.

Tarifs : 20/15/10 euros.


tarifs : 20/15/10 euros.

mercredi 23 novembre 2011

Les Concerts de Brodsky : poésie à Chaillot

Le poète d’origine russe Joseph Brodsky, Prix Nobel de littérature (1987), ressuscite sur la scène du Théâtre national de Chaillot, à travers la voix et le corps du comédien belge Dirk Roofthooft et les notes du pianiste-compositeur Kris Defoort.
Lire la critique sur Les Trois Coups, le journal quotidien du spectacle vivant.

(Spectacle à voir à Chaillot (Paris 16e) jusqu'au 26 novembre).

Pour en savoir plus sur Joseph Brodsky : http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/brodsky/brodsky2.html et lire cette page du Nouvel Observateur.

dimanche 20 novembre 2011

« Le poète de Gaza » de Yishaï Sarid

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

« Le poète de Gaza » est le premier roman traduit en français de Yishaï Sarid, fils du député israélien Yossi Sarid, fondateur du parti laïc et socialiste Meretz. Il y est question de la légitimité de la violence en politique face au terrorisme : que fait-on lorsqu’on a face à soi un homme qu’il faut faire parler avant qu’une bombe explose ? Jusqu’à quand celui qui nous fait face est encore un homme ?

Au-delà d’une question philosophique, il est question dans ce roman de la trajectoire d'un homme, agent des services secrets israéliens spécialisé dans la prévention des attentats. Une telle mission ne souffre pas un quelconque doute quant au bien-fondé de son action. Le cheminement de cet agent sera tout aussi précieux qu’un doute philosophique.

Mis sur la touche car ces interrogatoires étaient allés trop loin, on l’investit d’une mission normalement sans risque pour lui. C’est un travail qui l’éloigne des sous-sols des services secrets pour le ramener à la lumière du jour de Tel-Aviv, à la complexité des rapports humains. Il fait ainsi la rencontre de l’Israélienne Dafna, ancienne étoile montante de la littérature et du Palestinien Hani, mourant et exfiltré de Gaza par les services secrets pour des raisons qu’il ignore.

Ces rencontres faites de mots et de littérature, et même si cela n’est qu’une couverture pour une opération spéciale, c’est cela qui fera vaciller la certitude du narrateur. C’est ce que dit justement l’auteur : « retourner à la parole, retourner à la négociation, réfréner la violence ».

"Le poète de Gaza", Yishaï Sarid, Actes Sud, collection actes noirs

mardi 15 novembre 2011

« Le cahier d’Aziz » de Chowra Makaremi

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

Chowra Makaremi est une jeune anthropologue d'orugine iranienne qui a grandi en France. Il y a quelques années de cela, elle découvre les mémoires que son grand-père avait rédigées pour elle et son frère. Le cachier retrace la période suivant la révolution iranienne de 1979, la naissance de la République islamique et toutes les méthodes de terreur dont elle usa pour imposer son pouvoir face à la liberté à laquelle aspirait alors la société iranienne.

Le parti des mojahedins du peuple avait été particulièrement actif dans la révolution et le renversement de la dictature du Shah. Les membres de ce mouvement, parmi lesquels les deux filles d’Aziz Zarei, furent ensuite les ennemis déclarés de la dictature de Khomeyni, on les soupçonne désormais de haute trahison envers le pouvoir et la religion. Méthodiquement éliminées dès 1981, les victimes se comptent par dizaines de milliers, longuement détenues et torturées avant les exécutions de masse ou vivant encore dans les geôles iraniennes.

Au-delà de ces chiffres qui ne font pas palper la réalité, « Le cahier d’Aziz » est une vision intérieure : le père des deux jeunes femmes vit alors dans le souci - que ce mot est faible - permanent de la souffrance et de la mort de ses enfants. Et nous ne pouvons que constater, un peu effarés, l’immense piété de tous : les jeunes femmes endurent la douleur physique et morale sans qu’un instant leur intégrité puisse être atteinte ; la famille, leur père en particulier, vit au gré de décisions d’une justice qui ne mérite plus son nom. Peut-être, l’invivable douleur de la souffrance de ses propres enfants rend-elle nécessaire, pour échapper à la folie, la distance. Alors, la religion a cet indéfectible pouvoir de donner du sens à ce qui, pour l’humain, n’en a définitivement pas. Car c’est à peine si l’on croit aux tortures racontées tant la cruauté et la violence infligées aux deux jeunes femmes, pieuses au plus haut point, sont inimaginables.

En plus des mémoires du grand-père, les cahiers d’Aziz reprennent les lettres des deux jeunes femmes à leur famille. C’est là tout le matériau que la jeune anthropologue, Chowra Makaremi, nous donne, pour mettre des visages et des parcours individuels sur un événement historique. Cela semble déjà loin et pourtant, quelques dizaines d’années plus tard, les responsables de cette terreur sont encore au pouvoir en Iran.

« Le cahier d’Aziz », Chowra Makaremi, Gallimard, collection Témoins.

lundi 7 novembre 2011

Polisse : portraits d'agents

"Sarkozy m'a tuer", "Polisse"... dans les titres, la mode est à la faute d'orthographe. Une créativité dans la langue qui peut avoir comme victimes les futurs lecteurs et écrivaillons. C'est d'eux, des enfants-victimes, que parle "Polisse", chronique (fictive) de Maïwenn sur la brigade des mineurs de Paris. Histoires de mœurs et du service public qui les traite.

Arrogant : «ce n'est pas un viol, ma fille était consentante» ; faussement naïf : «je ne suis pas polygame, mais bigame » ; déchiré : « j'aime cet enfant, je ne voulais pas lui faire du mal » ; patriarche : «je suis son père, c'est moi qui décide [de l'envoyer au pays se marier avec son cousin]»... protectrice : « prenez mon enfant, je ne veux pas qu'il devienne comme moi, sans toit»... pudique : « il.... ».

Voilà pour les majeurs. Et, du côté des mineurs : attaché : «mais il est gentil, je ne veux pas qu'il lui arrive de mal», rationnelle : « j'ai sucé car je voulais récupérer son portable […] c'était un beau portable », sûre d'elle-même : «attendez aujourd'hui, on est pas à l'époque de Louis XIV, la fellation c'est normal»...

En face de cette myriade de témoins, victimes et agresseurs présumés, des agents de police qui, à longueur de journée, entre opérations coups de poings et séances de tir, collectionnent des témoignages de familles cassées pour tenter de retranscrire « la vérité »...

Comment réagit-on quand, sans être psy, psychologue ou assistante sociale, on arrache un enfant à sa mère ? Ou lorsque l'on doit obliger une violée à nommer son avorton ? Comment, les oreilles farcies d'histoires de pédophiles, laisse-t-on sa fille le matin ? Que raconte-on à sa femme au dîner ? Plus que les affaires présentées à un rythme énergique -maltraitance, mamans secouant leurs bébés, attouchements sur descendants, fugues, détresses sociales-, ce sont les réactions de l'équipe de police qui intéressent la photographe-réalisatrice : elle pointe son objectif sur les brigadiers décompressant en boîte, déversant leur rage les uns sur les autres ou pleurer, impuissants...

Le directeur de la PJ parisienne, Christian Flaesch, le dit dans le Figaro, Polisse est crédible et fidèle au quotidien des policiers. Heureux avis, heureux aveu pour un film où la guerre entre services est bien esquissée (la brigade des mineurs se situe dans le bas de la hiérarchie) de même que la compromission des chefs et la difficulté des brigadiers – devant tant d'histoires sordides- à considérer toutes les victimes sérieusement (et patiemment). Mais c'est justement cela qui participe à portraiturer des policiers touchants, et emplis de leur mission : protéger des enfants.

On regrettera toutefois que cette trop grande attention portée aux policiers éclipse parfois la question des victimes et amoindrisse le propos, quitte à le rendre un peu niais. Ainsi cet amour entre Melissa (Maïwenn) et Denis (Joeystarr), sans intérêt aucun (et d'ailleurs trop soudainement amené) si ce n'est celui de placer au premier plan la réalisatrice et son fiancé d'alors (les deux se sont séparés après le film). D'aucuns prétendront que le spectateur avait besoin, entre tant d'atrocités, de pauses. Non, ces bouffées d'air sont inutiles puisque, considérées du point de vue du policier nerveux, fatigué, surbooké, ou renvoyé à sa propre intimité, les dépositions peuvent tourner à la tragi-comédie. Et c'est ce rire, à la fois amoral et salvateur (puisqu'il soulage le travailleur social tout en se moquant de la victime ou de l'agresseur présumé) qui fait la force de Maïwenn. Il se suffisait donc à lui-même.

Polisse, une fiction de Maïwenn, avec Karin Viard, Marina Foïs, Frédéric Pierrot, Nicolas Duvauchelle, Naidra Ayadi, 2h07. Sortie en salle : le 19 octobre 2011.



dimanche 23 octobre 2011

« Les trois lumières » de Claire Keegan

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

Pour se soulager quelques temps et en attendant l’arrivée d’un énième rejeton, une famille modeste confie une jeune enfant à son oncle et à sa tante dans une ferme du Wexford, en Irlande. Un récit dont la finesse, la douceur et la fragilité font la force.

Dès le trajet avec le père et la découverte de la maison qui sera la sienne durant quelques semaines, la petite nourrit des sentiments partagés, à la fois plein d’espoir et une crainte toute compréhensive pour ce monde inconnu : « Une partie de moi voudrait que mon père me laisse là pendant qu’une autre partie voudrait qu’il me ramène, vers ce que je connais. Je suis dans une situation où je ne peux ni être ce que je suis toujours ni devenir ce que je pourrais être.»

On se souvient sûrement tous de quelques jours ou quelques semaines passés hors de son foyer, la première expérience de l’étranger. C’est la force de l’écriture de Claire Keegan que de traduire la complexité des sentiments qui traversent alors la jeune enfant : c’est à la fois doux et inquiétant. Parce que c’est autre chose, ce n’est pas sa mère et son père mais ce couple qui l’accueille dans sa maison ne lui apporte-t-il pas plus d’attention et, disons-le, d’amour ? Cela aussi, c’est inquiétant, de réaliser qu’une autre personne que ses parents peut apporter plus de soin et d’amour.

On retrouve dans l’écriture de Claire Keegan la naïveté et la crainte de l’enfance. Ces mots et ses expressions ne déchirent pas le voile transparent de l’enfance qui fait que le monde est plus doux et qu’on devine aussi ce qui le rendra cruel : « nous voyons tout et pourtant nous ne distinguons rien ».

"Les trois lumières", Claire Keegan, traduit par Jacqueline Odin, Editions Sabine Wespieser

jeudi 13 octobre 2011

Nos vies liquides, à la Colline


Dans Les Vagues de Virginia Woolf, s'entrelacent les voix de six consciences et les récits de leurs vies épousent les mouvements du soleil en une journée ou celui des vagues s'écrasant sur le sable. La metteuse en scène Marie-Christine Soma réussit à incarner des extraits de ce texte superbe, sensible et aérien, défini par Woolf comme un « poème-jeu » plutôt que comme un roman, tout en préservant sa poésie et sa diaphanéité. Jusqu'au 15 octobre à la Colline (Paris 20e).

Six personnes dans un jardin. On imagine, vu la lumière jaune, que c'est l'aurore... Tour à tour, les trois garçons et les trois filles prêtent la voix à leur jeune conscience et décrivent le flot de sensations, d'émotions et de pensées qui les traversent : admirer la toile d'araignée où des « gouttes d'eau se sont prises, perles de blanche lumière », se sentir tige enfoncée dans le sol, se découvrir amoureuse de ce garçon qui, voyant l'envol d'un pigeon ramier, en fait un poème. Peu à peu, ces voix confuses, qui semblent provenir de la même conscience - faible existence nichée au ras du sol, au niveau purement sensible des brindilles et des insectes-, ces voix se démarquent et se personnifient. Se détachent Louis, l'étranger avide d'aventures et de profondeurs, Suzanne, concrète et jalouse, Bernard, l'homme bon et le poète, Jinny, sensuelle et effrontée, Rhoda rêveuse solitaire prenant des pétales pour des navires, Neville, l'amant des hommes.

Suivant le mouvement du ressac, ces consciences s'élargiront et vieilliront. Sur scène, les six jeunes comédiens laissent alors la place à six autres qui leur ressemblent mais diffèrent par leur âge. L'échange n'est pas brutal, les hommes et femmes mûrs étaient là, en puissance, dans les limbes que représente l'espace entre les coulisses et la scène, tandis que les jeunes adultes se laissaient choisir par des vies intellectuelles, de famille, de plaisir... Quant aux acteurs cadets, ils ne quittent pas le plateau sitôt les jeunesses envolées : en effet, Bernard l'enfant est contenu dans cet homme grisonnant, de même que sont aussi incluses en lui la somme des différents personnages qu'il a joués en société, les phrases qu'il a formulées, les amis qu'il connaît depuis l'enfance : Suzanne, Jenny, Bernard, Neville, Louis, et Perceval, le camarade admiré trop rapidement décédé.

Ce Perceval est un double du frère de Virginia Woolf, Thoby, dont la mort prématurée réunit plus fortement les intellectuels londoniens qui formèrent le groupe de Bloosmbury, rencontre de créateurs originaux, d'intelligences et surtout d'amis. Les Vagues illustrent ce paradoxe : les comédiens soliloquent et errent la plupart du temps seuls mais les personnages révèlent toute leur existence particulière lors de retrouvailles qui sont de symboliques cènes. Pas de nourriture sur la nappe blanche, seulement les flammes des bougies au travers desquelles les consciences se contemplent et se jaugent.


« Tâchons de croire que la vie est un objet solide, un globe que nous pouvons faire tourner sous nos doigts », se persuade Bernard. La mise en scène de Marie-Christine Soma et le jeu de ses acteurs respectent le bergsonisme de l'œuvre de Virginia Woolf (qui décrit une vie constituée de multiples et imperceptibles strates et, pourtant, évanescente) : ils englobent le spectateur en un flux de mots, de visages, d'images et de lumière, loin de tout intellectualisme ou de tout prétention, aussi simplement et naturellement que possible, parce que tels sont nos vies et le mouvement des vagues sur la grève.

Les Vagues, de Virginia Woolf (traduction de Marguerite Yourcenar)
au théâtre de la Colline (15 rue Malte-Brun, Paris 20e, Métro Gambetta)
Jusqu'au 15 octobre.
Mise en scène : Marie-Christine Soma
Durée : 3h sans entracte

samedi 8 octobre 2011

Limonov, d'Emmanuel Carrère : réfléchir les vies

Voici, encore une fois, une autre vie que la sienne qu'Emmanuel Carrère décrit ici. Le livre a fait grand bruit en cette rentrée et son auteur vient de recevoir, mercredi dernier, le prix de la langue française de la Ville de Brive.

Au travers d'Un roman russe Carrère partait sur les traces de son grand-père dont il savait si peu. Dans D'autres vies que la mienne, il expliquait avoir excorsicé son «renard », cette tenace et égocentrique angoisse qui lui tordait le ventre, et pouvait, dès lors, s'intéresser aux autres. Limonov poursuit ce programme.

Édouard Limonov n'est pas comme Jean-Claude Romand dans L'Adversaire, un incompréhensible fou, il est presque, on ose, pour Carrère, un alter ego, l'autre par excellence... Bien sûr, il a milité dans un parti néo-fasciste russe (contre Poutine), bien sûr il a côtoyé pendant la guerre des Balkans le criminel serbe Arkan.... Et, avant le politicien, avant le gourou des nasbols (nationalistes – bolchéviques) ou le sulfureux écrivain parisien collaborateur de L'idiot international, il y eut le prisonnier de droit commun, le majordome, le clochard new-yorkais, le poète tailleur, la petite frappe d'une banlieue ukrainienne oubliée, le fils d'un exécutant du NKVD. Autant d'histoires qui, en une rassemblées, fait de cette vie un roman et de celui qui la porte un personnage. Certes un homme bien étranger, donc incompréhensible a priori pour Carrère, mais qui le captive en cela : par son caractère insaisissable, par la Russie, sûrement, et pour cette carrière d'écrivain reconnu qui narre celle de l'aventurier raté car trop droit - et du coup décalé-, dans ses choix et dans sa nostalgie d'une victorieuse Russie, celle de la Grande guerre. Enfin, et surtout, c'est l'humanité que cache l'incroyable élan vital du personnage qui intriguent l'auteur et son lecteur : le tenace Limonov, dont le nom associe l'amer du citron au tonique de la grenade dégoupillée (limonka), renaît sans cesse de ses cendres.

En filigrane de sa vie mouvementée, c'est la grande Histoire, de l'URSS puis de la Russie, qui s'écrit, l'histoire de la chute d'un monde, dictatorial, désolé et communiste -dont un minimum égalitaire-, aussitôt remplacé par la sauvagerie d'oligarques capitalistes. Au troisième plan, Carrère narre aussi la sienne, de vie, celle d'un fils dont la mère adorée a annoncé la chute de l'URSS (Hélène Carrère d'Encausse), celle d'un étudiant mal à l'aise, et d'un écrivain forgeant, cahin-caha, son style. Dans Limonov, Carrère n'est pas biographe, il reste un romancier pour qui les existences ne peuvent s'appréhender que réfléchies sans cesse les unes sur les autres, et cette inclinaison lui permet de traquer, derrière les idées arrêtées, l'étoffe des vies, complexes broderies.

Limonov, d'Emmanuel Carrère, POL, 488 p., 20 euros.

"[...] l'intriguant qui travaille moins bien mais réussit mieux que vous, dont l'insolence et la veine de cocu vous humilient, et ne vous humilient pas seulement devant les chez mais aussi, ce qui est plus grave, devant votre famille, en sorte que votre petit garçon, tout en professant loyalement le mépris des siens à l'endroit de Lévitine, ne peut, même s'il s'en veut, s'empêcher de penser en secret que son père est un peu besogneux, un peu minable, et que le fils de Lévitine a de la chance, tout de même. Édouard développera plus tard une théorie selon laquelle chacun, dans sa vie, a un capitaine Lévitine." (Limonov, p49)



lundi 3 octobre 2011

« Quatre jours en mars » de Jens Christian Grøndahl

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

Que se passe-t-il durant quatre jours ? Le roman de Jens Christian Grøndahl rend tout à coup évident ce dont nous faisons l’expérience quotidiennement : « Quatre jours en mars», ce n’est pas seulement la vie d’Ingrid, architecte brillante, mère d’un jeune délinquant inquiétant et maîtresse d’un homme dont le courage est à questionner. « Quatre jours…» compte bien plus que ces faits-là.

C’est en fait la somme des pensées et des souvenirs qui passent en une journée. Ils sont si nombreux, ils remontent si loin, que cette pensée vagabonde tisse des liens entre l’enfance, le fait de grandir, le fait de devenir une femme et une personne. Ingrid réfléchit finalement assez peu ces actes présents : elle sait qu’elle doit rentrer pour avoir une explication avec son fils délinquant, elle ne réfléchit pas quand elle appelle son amant chez lui, pas non plus quand elle gifle son fils… Elle est bien plus la spectatrice et l’analyste de sa vie passée. Sûrement parce que regarder les choses avec du recul est plus simple, que cela permet également d’ embellir les faits : « Bien entendu, cela ne s’est pas passé ainsi, comme dans un film, mais quand elle y repense, cela en a pris les apparences, car c’est le coup d’œil rétrospectif qui compte. »

Finalement, ce livre parle peut-être essentiellement, sans en avoir l’air, du fait de devenir adulte. Ingrid sait parfaitement d’où elle vient : sa mère et sa grand-mère sont des femmes de lettres, frustrées de ne pas avoir été reconnues. Elle deviendra à l’inverse architecte, brillante et reconnue : elle bâtit la maison dont sa mère l’a privée en partant seule à Rome alors que sa fille était encore adolescente. A ce titre, les personnages dessinés par Jens Christian Grøndahl épousent une finesse psychologique trop rare qui nous fait toucher du doigt les méandres familiaux et la perversité des rapports humains. Mais d’autres événements resteront des énigmes auxquelles le temps ne peut pas grand chose : ainsi en va-t-il des obsessions amoureuses éteintes et des évidences foulées au pied par la vie.

A la lumière de ces quatre jours qui en contiennent bien plus, l’on pourrait s’interroger sur la définition de l’essentiel : est-ce ce qu’il reste ? Mais c’est souvent ce dont, justement, on a voulu se débarrasser : une enfance en demi-teinte, des parents absents ou une mère envahissante… L’intensité du présent peut-elle alors être le mètre étalon de l’essentiel d’une vie ? Ces quatre jours sont peut-être l’occasion pour Ingrid de réaliser que, bien qu’adulte au sens fort du terme, elle n’est pas totalement en capacité d’épargner autrui et, en premier lieu, son fils : « On sait si peu de choses sur ceux qui étaient adultes avant que nous ne devenions nous-mêmes."

"Quatre jours en mars" de Jens Christian Grøndahl, traduit du danois par Alain Gnaedig, Gallimard, collection Du Monde entier

samedi 24 septembre 2011

"La disparue de San Juan" de Philippe Broussard

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

Ce document du journaliste de Philippe Broussard est davantage qu’une enquête sur la disparition d’une jeune Montanera d’origine française, en Argentine pendant les grandes répressions. C’est en fait le récit d'une enquête journalistique.

Un chapitre sur deux reprend les lettres que le journaliste adresse à la mère de Marie-Anne Erize, la disparue. On découvre ainsi les doutes de l’enquêteur, l’obsession, la persévérance qui l'amènent à reprendre la vie de la jeune fille, de son enfance, sa jeunesse puis son engagement politique de plus en plus radical.

Pour ce qui est de cette existence, c’est la force de ce genre de témoignage historique que de dérouler les événements politiques et sociaux du point de vue d’un individu, c’est passionnant de comprendre ce que sont la révolte d’une jeunesse, ses rêves et ses questionnements sur l’engagement, on comprend de cette manière toute la complexité que peut revêtir l’histoire d’un pays.

Qui plus est, cet individu, Marie-Anne, a un caractère exceptionnel, elle a fréquenté les milieux people ; puis, elle veut affronter ses doutes et le tournant sera plutôt radical. Ainsi, parmi les 30 000 desaparecidos victimes de la guerre sale que connut l’Argentine de la fin des années 70 au début des années 80, le livre de Philippe Broussard nous en fait connaître une. Découvrir l’histoire d’un pays au travers d’une histoire personnelle la rend aussi réelle car on imagine aisément les questions existentielles d’une jeune fille, l’inquiétude d’une famille, les influences d’un ami ou d’un amant, l’atrocité d’une disparition…

Pour ce qui est du récit de l’enquête, l’on craint que les doutes constants du journaliste, la relation très inexplicable - il entretient une sorte d’obsession pour cette fille qu’il n’a jamais rencontrée - n’alourdissent quelque peu le récit. Si « La disparue de San Juan » reste un rappel essentiel d’une histoire que l’on évoque si peu souvent en France, il lui manque peut-être une dimension dramatique. Seule une personne dégagée extérieure aurait pu dessiner cela ; à ce stade-là, Philippe Broussard est sans doute, déjà, trop partie prenante d’une enquête non résolue.

"La disaprue de San Juan", Philippe Broussard, Stock Les documents

mardi 20 septembre 2011

Habemus Papam, de Nanni Moretti : l'Eglise sans Pape...

Avec Habemus Papam, Nanni Moretti a filmé ce dont on ne peut parler puisque son accès est strictement interdit à qui n'est pas cardinal, le conclave (cum clave), et ce qu'il pourrait découler. Vague de fraîcheur au Vatican.

Que tous les puissants aspirent à persévérer dans leur être, et que nous estimions naturel ce désir voire nécessaire, voilà ce que souligne notre pré-campagne présidentielle française. Dans le dernier film de Nanni Moretti, il s'agit exactement de l'inverse : personne ne veut être à la place du chef, parce que la charge est lourde, irréversible et crevante lorsque l'on est déjà un cardinal âgé et déraciné. Alors chacun la refusant sous des prières faussement modestes, la férule papale est laissée, dans le secret du vote et de la sainte prière.... à ce voisin qui semble plus humble, de meilleure composition, mais surtout trop respectueux et trop faible pour se rebiffer. Ainsi, sans pâtir de la lourdeur du pouvoir, chaque malin cardinal garde la jouissance de l'influence. Quel fidèle, quel journaliste saurait repérer cette malice doublement cachée par le secret des âmes et les portes fermées du conclave ? C'était sans compter, après ce coup d'état à l'envers, coup fourré collectif bien pervers, sur le fait que le nouvel élu conserverait, en dépit de sa dépression, une liberté, une lucidité et une énergie salvatrice qui l'aideront à fuir le Vatican. Dès lors, au-dessus de l'armée de fidèles anxieux postés sur la place Saint-Pierre, des médias pressants et pressés, deux mondes jouent au bras de fer : celui des cardinaux coincés sous la poussière de leurs mensonges et de leurs conventions, mais si conscients et si fiers de l'aura de leurs robes rouges qu'ils nient toute vérité qui tendraient à ébranler cette aura, au premier rang desquelles la psychanalyse ; et, vaquant dans les rues romaines, le monde intérieur d'un vieil homme rêveur et dépressif, qui sait tout Tchekov et ce qu'il est : un comédien raté, un prêtre paumé, mais sûrement pas ce pape dont le monde entier semble attendre l'arrivée : un pasteur énergique, capable tout à la fois de guider des millions d'âmes et des hommes d'église trop humains pour être des saints.

En parallèle du récit psychologique, c'est un tableau social que compose Nanni Moretti : celui d'un Vatican comme lieu de rixe entre cinq continents, régit par une élection démocratique dont on fait croire que l'issue est d'inspiration divine alors qu'elle met en exergue les vanités, les influences et les faiblesses des clercs comme des laïcs. Le rôle du psychanalyste que Nanni Moretti endosse pour ce film -celui de l'observateur fin, jouisseur et goguenard – semble être la métaphore de son statut de réalisateur, un juge libre d'esprit et attendri, créatif et énergique. Quant à Michel Piccoli il excelle en pape raté. Longue vie à eux !



samedi 17 septembre 2011

"Rien ne s'oppose à la nuit" de Delphine de Vigan

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

En exergue du dernier roman de Delphine de Vigan, Pierre Soulages explique comment la clarté était venue du noir envahissant pourtant l’entièreté de sa toile. Ainsi en est-il de l’histoire familiale des Poirier, de celle de l’auteur : des allers-retours de la lumière à l’ombre à la lumière…

D’abord, c’est une famille nombreuse : une femme dont la dizaine de grossesses ne fait que renforcer son être ; un mari heureux, peut-être volage mais aimant ; puis des enfants assez beaux pour faire les couvertures des magazines. Parmi cette effervescence d’enfants qui ne cessent de naître, la disparition d’un puis de plusieurs enfants sonne comme le malheur inéluctable à une chronique familiale. Puis, au fil du roman, vient poindre, de manière insidieuse, un malheur plus définitif. Le suicide de la mère de l’auteur inaugure le roman et en est le motif. L’écriture relève alors d’une nécessité, d’une posture salutaire face à la mort. L’auteur va remonter le temps pour savoir, comprendre, enquêter, interroger la famille, lire des lettres, écouter des mémoires, bousculer, se souvenir, déceler le secret connu de tous et le faire connaître à tous.

« L’écriture ne peut rien. Tout au plus permet-elle de poser les questions et d’interroger la mémoire. » Mais ce roman n’est-il pas la preuve que l’interrogation, la conscience du passé posent les marques d’un chemin salvateur, qui se construit contre le silence. Car c’est à cela que doit faire face la narratrice : le silence de l’histoire de sa famille, le tabou autour duquel chacun s’est construit sans jamais dire, sans jamais accuser. En premier, la mère de l’auteur avait révélé l’inceste avant de tomber dans la folie parce que sa famille lui opposait un silence. A la mort de sa mère, reprenant le flambeau comme pour la saluer, dépassant le seul cadre de la famille, Delphine de Vigan va rendre au grand public (elle publie un livre dont on connaît déjà le succès) ces choses que rien ne justifie et qui seront pourtant les fondements branlants de l’existence de sa mère, puis de la sienne.

Souvent, on sent le désespoir de l’écrivaine : « L’écriture ne donne accès à rien. » Peut-être là réside la faiblesse de l’écriture de Delphine de Vigan, l’écart qu’il existe entre un récit, aussi touchant soit-il, et un roman, ce que transporte l’esthétisme de l’écriture, ce à quoi elle donne accès. Un désespoir à l’image de ce qu’elle a eu à affronter : s’occuper de sa propre mère et grandir dans une incertitude permanente.

Le roman de Delphine de Vigan est l’histoire d’une vie qui, aussi dramatique fusse-t-elle, donne la preuve d’une clarté dont seul l’homme peut être l’auteur.

"Rien ne s'oppose à la nuit", Delphine de Vigan, JC Lattès

dimanche 11 septembre 2011

« Jayne Mansfield, 1967 » de Simon Libérati

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

Simon Libérati consacre son dernier roman à la fin de vie d’une super star hollywoodienne des années 60.

Le couperet du temps est terrible : qui aujourd’hui se rappelle de Jayne Mansfield ? Pourtant, celle-ci avait « une réputation atroce mais un indice de notoriété hors catégorie ». Jayne Mansfield, symbole d’une nouvelle ère où le scandale, la grandiloquence et la médiocrité suffisent largement à la célébrité. De ces célébrités, on ne retient que le pire et le démesuré, la part humaine n’y est plus. C’est aussi pour cela aussi qu’on tolère que ces stars soient traquées par les journalistes et insultées par l’opinion publique. Jayne Mansfield n’est pas une femme : c’est un phantasme.

Le roman s’ouvre sur une réalité à laquelle, toute star qu’elle est, elle n’échappera pas : un accident de voiture, somme toute banal puisque ni la vitesse, la drogue ou l’alcool ne sont à incriminer, même si, aujourd’hui encore, on fantasme une décapitation. L’auteur déroule un réalisme appétissant, relève les détails techniques de l’accident dont la description occupe les cinquante premières pages. Alors, on se dit que nous allons connaître cette réalité-là de la vie de Jayne Masnfiled, deviner quelle route sans issue elle a emprunté, quel chemin de traverse elle a voulu ignorer... Mais nous n’en saurons rien.

Le défi littéraire réside précisément là : prendre de la hauteur et faire toucher du doigt ce que cela dit de notre société ou, partir à la recherche de la part humaine de la star, de celle qui ne peut être qu'ignorer les doutes et le désespoir, car elle a tout. Depuis quelques années, ne cesse-t-on pas de revenir sur l’intelligence, la finesse et la sensibilité d’une Marylin Monroe longtemps cantonnée à un glamour parfait et une neurasthénie clichée ? Pour cela, le roman de Simon Libérati nous laisse sur notre faim, nous avons les détails de l’accident mortel mais la chronique d’un scandale raconté par le menu n’offre pas plus d’intérêt que les faits que nous lisons aujourd’hui dans toute sorte de presse.

"Jayne Mansfield, 1967", Simon Liberati, éditions Grasset

jeudi 1 septembre 2011

Les chaussures italiennes de Henning Mankell : histoire d'un dégel

Présentation ici d'un bout de la récolte faite au Salon du livre 2011 : fraîcheur scandinave, pour une rentrée grise.

Voilà plus de dix ans que Fedrik Welin habite sur île avec sa chienne et sa chatte. Chaque jour, il fait un trou dans la glace pour s'immerger. Chaque jour, il consigne sur son journal de bord les menues variations de son environnement minéral : la température, les oiseaux sur le ponton, l'intensité du vent. Avant ces pauvres lignes, l'homme a eu une vie pourtant : un père serveur, une petite amie, une carrière de chirurgien. Aujourd'hui, à soixante ans passés, ne reste que cette île de la Baltique que ses grands -parents lui ont légué : des roches prises dans l'eau glacée. Une île comme son âme, figée..., jusqu'à ce qu'une vieille femme accostée sans préambule sur la glace hostile lui rappelle que des villes, du bruit, l'on peut se couper, de la responsabilité d'un acte ou d'une promesse jamais... à moins de devenir moins que soi-même, un être sans mémoire vivant comme Ulysse chez la nymphe Calypso : dans un cadre magnifique mais caché, donc absurdement. Nous ne sommes rien de plus que des nœuds de relations sociales, nous disent les mythes grecs, notre identité n'est que relative. Alors, pour être, il faut, en Ulysse, quitter la belle île et ses plaisirs... ou accepter qu'elle soit violée par d'autres.

Dans les romans policiers de l'auteur suédois Mankell, les personnalités et l'aspect psychologique sont aussi soigneusement brossés que l'intrigue. Les chaussures italiennes procède de la manière inverse : c'est un roman psychologique aux méthodes d'enquête progressives, minutieuses et policières, qui, en narrant l'histoire d'un dégel, nous replonge dans la vérité des mythes grecs.

Les chaussures italiennes, Mankell, Ed. Seuil, Point, 373 p.

mercredi 31 août 2011

« Nos cheveux blanchiront avec nos yeux », premier roman de Thomas Vineau

Le premier roman de Thomas Vinau est délicatement divisé en deux parties : le dehors du dedans et le dedans du dehors.


D’abord, c’est un voyage ou peut-être même une errance : un garçon qu’on imagine rêveur et discret, de cette discrétion qui n’efface pas mais acère encore notre envie de le suivre, forcément quelque part. Il est parti parce qu’il aimait, Cendrars justifie ses pas en exergue du récit. Le départ sonne la nécessité, logée au fond de son cœur, de s’éloigner. Alors qu’il se dirige vers le sud, il recueille et aide un oiseau blessé à migrer. Puis, c’est au hasard d’une rencontre qu’il apprend que cette espèce-là ne part pas vers le sud quand viennent les jours plus froids. S’il en était ainsi de tout un chacun : capable d’endurer mais préférant aussi aller où l’on ne devrait pas être ?


Dans cette première partie, il y a bien sûr le voyage, mais il ne faut pas omettre l’amour et de si belles phrases : « Je vais bien. Dis-moi que toi aussi ». Il y aussi cette obsession des chambres d’hôtel où des personnalités sont passées, ont dormi ou sont mortes comme si encore une fois on nous signifiait que nous n’étions que de passage. Mais ce serait alors réduire bien vite la poésie, le tact et la légèreté avec laquelle l’auteur amène cela ; on ferait l’impasse sur les doux méandres de la pensée et l’on gâterait finalement la fragilité de la littérature.


Puis, vient une deuxième partie, le dehors du dedans, différente mais dont on sait qu’elle n’existe que comme la suite du voyage initial. Là, le garçon devenu jeune père raconte les journées avec son fils et sa femme, il nous raconte cette vie simple et lente « à hauteur d’homme » et l’on comprend que, déjà, l’ambition est noble. Le dedans de cette deuxième partie, c’est le foyer, sa chaleur et le dehors c’est l’autre, l’enfant, la chair de sa chair qui oblige à « être là, tout de suite, dans le monde ». Mais le voyage ne résout pas les questionnements, bien heureusement, peut-être les apaise-t-il un peu seulement : « Je crois que nous ne sommes pas faits pour vivre comme nous vivons. Je ne suis même pas sûr que nous soyons faits pour vivre tout court. Mais l’écriture, c’est comme l’amour, ça nous donne une prise valable sur tout ça. A condition de le faire honnêtement. »


Finalement, « Nos cheveux ... », est un livre dont on ose à peine parler de peur de travestir les gestes et les pensées de l’auteur. « Un livre, c’est quelque chose qu’on te donne » : il faudrait en faire autant avec celui-ci, sans rien ajouter.


"Nos cheveux blanchiront avec nos yeux" de Thomas Vinau, éditions Alma

mardi 30 août 2011

Une séparation : divorces dans la société iranienne


Un film sur les écrans depuis juin déjà, mais qu’il est encore temps et largement conseillé de voir, parce qu’il a plus que mérité son Ours d’or (Berlinale 2011) et qu’il est très finement pensé. Voyage à Téhéran…

En guise de prologue, une scène très simple : un homme et une femme, chez le juge, qui veulent se séparer. Elle, Simin, veut quitter l’Iran tandis que lui, Nader, ne peut laisser à Téhéran son père souffrant d’Azheimer. Simin finalement partie chez sa mère, Nader embauche une femme pour garder son vieux père. Dès lors, dans le petit appartement au sol molletonné de tapis persans et aux murs recouverts de livres, deux pans de la société iranienne se croisent… et se déchirent : Nader qui fait réciter son français à sa fille Termeh avant qu’elle ne se rende au collège et que lui-même ne prenne son volant, laissant l’appartement aux mains de Razieh, femme au corps entièrement voilé, crevée par les trajets en bus et toujours accompagnée de sa toute petite fille qu’elle ne peut faire garder.

D’un côté une famille bourgeoise, cultivée et éclatée, de l’autre, une famille religieuse, peu aisée, et dont la mère ne peut pas dire à son mari conservateur et psychologiquement instable qu’elle travaille chez un homme.

Alors, sur le tableau de départ si épuré, s’amoncellent des myriades de fines touches : l’intrigue s’étoffe presque insidieusement tandis que les personnages prennent peu à peu de la chair (comme la discrète et perspicace Termeh) et se plantent à merveille... si bien qu’au deux tiers du film, le spectateur se trouve face à un problème à multiples facettes : conjugal et familial, social, religieuse judiciaire, économique, psychologique, le tout sur fond de luttes de classes et des genres.

Pour parler de son film, Asghar Farhadi raconte une histoire d’éléphant : un tel animal est enfermé dans une pièce obscure et pleine de monde. Chacun est invité à toucher cette grosse masse et à estimer ce qu’elle est. Certains s’imaginent, touchant la patte, avoir affaire à la colonne d’un temple, d’autres à cause de l’oreille, à une feuille d’arbre tropical, etc. La foule s’accordera à dire qu’il s’agit d’un éléphant une fois la lumière allumée. Le film de Asghar Farhadi est ainsi, d'abord insaisissable, car on ne peut en tirer, d’où qu’on le regarde, nulle satisfaisante conclusion (comme cette affaire de l'intrigue portée devant le tribunal religieux…) puis, au final, lumineux, car génial, et parce que le fin réalisateur, sans n'avoir donné aucune réponse, est retombé sur ses pieds alors que le spectateur reste, lui, seul avec ses interrogations...

Une séparation, réalisé par Asghar Farhadi, sorti en juin 2011, avec Leila Hatami, Peyman Moadi, Shahab Hosseini.



jeudi 28 juillet 2011

Lavita, que bella !


Et si la vie ne durait qu'une heure ?
Lavita conte l'histoire d'un couple pas tout à fait comme les autres, sur un air de boîte à musique.


Curieux mélange de pantomime et de théâtre dansé, entre poésie burlesque et langage des images, Lavita est un spectacle entièrement muet, qui raconte avec simplicité les épisodes de la vie d'un couple décalé.
Lui, en marinière. Elle, avec des tresses et un chapeau coloré. Lui, stressé et plein de tics. Elle, souriante et perchée. Eux, amoureux et complémentaires.

Deux poupons nous accueillent dans cette bulle de contes et de douceur. De la naissance à la mort, ces deux personnages nous racontent l'histoire de leur vie. Simple mais universel. D'autant qu'il n'y a pas de mot. Seul le langage du corps compte : mimes, expressions du visage, danse... et la musique rythme ses moments de vie, sur le tempo des aiguilles de l'horloge accrochée en fond de scène.
Et à chaque minute du spectacle, ils réveillent en nous des souvenirs tendres et une émotion enfantine. Des premiers émois aux moments brisés de l'existence, ils font écho à nos vies, tout en nous emmenant dans un univers décalé, drôle, poétique, et parfois tragique.



Le duo fonctionne à merveille, les personnages ont l'air dessinés sur mesure et nous laissent une place dans leur univers. La volonté de partage paraît être la base de cette création singulière et rafraichissante. La sincérité et le plaisir des comédiens se répandent dans la salle, magnétisée par la poésie de ce qui se joue sur scène.

Finalement, la vie ne pourrait durer qu'une heure si elle était aussi dense en émotions et en magie... 



Avec : Nadège BILLIEMAZ , Marc MARTORELL
Ecrite et mise en scène par Marc MARTORELL
Direction artistique : Richard NAVARRO
Création lumière : Mathieu CORNU
Au Théâtre des Lucioles, Avignon, juillet 2011.

Des images et les dates sur le site de la compagnie Tournerêves : www.tournereves.com
 
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